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corps, doué d’instinct de cohésion et de sentimens de solidarité, exerçant des droits connexes dans des vues communes et poursuivant à travers des générations un but politique ou social déterminé. Pas plus qu’une autre classe de la population, la noblesse n’a su former un organisme vivant, animé d’un esprit propre traditionnel, à la fois commun à tous ses membres et distinct de l’esprit des autres classes. Semblable chose a pu se rencontrer sur le territoire russe, chez la noblesse polonaise des provinces occidentales ou la noblesse allemande des provinces baltiques, — dans la Grande-Russie, chez la noblesse nationale, jamais à aucune époque. L’esprit de caste, l’esprit de classe, semble tellement répugner à la nature russe, qu’elle est jusqu’ici demeurée fermée à l’esprit de corps. La noblesse-y est encore étrangère aujourd’hui, après avoir pendant près d’un siècle exercé des droits corporatifs.

La patente, l’espèce de charte donnée par Catherine II au dvorianstvo, lui concédait des droits considérables : droit de se réunir en assemblées périodiques, droit de toujours se faire entendre de la couronne par voie de pétition, droit de nomination de la plupart des fonctionnaires et juges locaux. En tout autre pays, de telles prérogatives eussent amené un conflit entre la couronne et la noblesse ou servi de point de départ à une constitution aristocratique. En Russie, il n’en a rien été. La noblesse de chaque gouvernement s’est réunie, elle a élu ses présidens ou maréchaux (predvoditel), a désigné des fonctionnaires et des magistrats, a exercé le droit de police sans qu’aucun des successeurs de Catherine en ait pu prendre ombrage, sans que le pouvoir absolu en fût jamais entamé. Dans l’exercice de ses droits, le dvoriantsvo n’apportait ni tendances propres ni vues traditionnelles, et dans les emplois qui leur étaient confiés les fonctionnaires nommés par les nobles n’agissaient pas en représentans de la noblesse. Ces ispravniks et tous ces administrateurs ou juges locaux ne personnifiaient point l’esprit d’une classe, ils ne se considéraient pas comme responsables envers leurs électeurs ; s’ils avaient pour quelques-uns des égards particuliers, c’était seulement pour les intérêts des personnages influens. Ces administrateurs élus étaient pour le pouvoir central des instrumens aussi dociles, des agens aussi zélés que les fonctionnaires directement nommés par lui ; en sorte que, si par cette institution on avait espéré corriger la trop grande influence de la bureaucratie, on s’était trompé. Cette apparente autonomie de l’administration locale n’atteignit ni la bureaucratie ni la centralisation, La Russie offre là un exemple de l’inefficacité des institutions sans les mœurs, de l’inanité des formes politiques et des libertés publiques sans esprit public.