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majorats et paralyser la propriété, la richesse et le pays. Des particuliers peuvent céder à la tentation de mettre leur nom et leurs descendans au-dessus des chances de la concurrence et à l’abri de la ruine, un gouvernement moderne ne permettra jamais à une classe d’enfermer ainsi à perpétuité dans ses mains la propriété du sol. Et cependant, en Russie comme ailleurs, le lien légal et indénouable du majorât peut seul maintenir à la noblesse la possession exclusive de la terre. N’étant plus protégée contre autrui et contre elle-même par l’impossibilité de vendre à des gens d’une autre classe, n’étant point couverte par le régime des successions, la noblesse russe demeure exposée à une lente expropriation au profit de la bourgeoisie ou des paysans, et avec le monopole de la propriété individuelle elle perdra tout caractère propre, toute prépondérance sociale, elle perdra sa principale raison d’être.

Les anciens privilèges garantis jadis au dvorianstvo tombant ainsi un à un, ou ses prérogatives dégénérant en fictions, que restera-t-il à cette noblesse sans privilèges pour la distinguer du corps de la nation ? Il lui restera bien peu de chose, si peu qu’on se demande ce qu’auraient à perdre les nobles à la suppression de la noblesse. Sans qu’on y voulût toucher, sans qu’on eût l’intention de le diminuer, le dvorianstvo s’est vu peu à peu dépouillé de tous ses droits par le fait seul des changemens opérés autour de lui. La noblesse a été pratiquement abrogée sans avoir été attaquée, sans même avoir été mentionnée. Si elle reste debout, c’est comme un arbre au pied duquel on aurait fouillé le sol, dont on aurait atteint les racines par mégarde, et qui, dans la terre bouleversée autour de lui, ne trouverait plus de point d’appui. La noblesse en Russie, comme en d’autres contrées, finira par devenir une simple distinction honorifique sans importance sociale, sans valeur politique, une distinction de vanité ayant d’autant moins de prix qu’elle sera plus commune et aura moins de signes extérieurs pour se reconnaître. En réalité, le dvorianine n’a plus qu’un seul privilège personnel, le privilège d’entrer plus facilement au service et d’y faire plus rapidement son chemin. Ce dernier avantage, la noblesse s’y attachera peut-être, d’autant plus que les autres lui échappent. Dépouillé de ses prérogatives et menacé dans la propriété même, le dvorianstvo, appauvri, n’aura d’autre refuge que son berceau primitif, le service et le tchine. Sur ce terrain même, les privilèges que lui accordent encore la loi ou l’usage tomberont peu à peu devant le nivellement de la culture ou les exigences de l’égalité. Au service comme ailleurs, la noblesse, au lieu de droits, n’aura plus que des faveurs, et elle ne gardera d’autres avantages que ceux qui partout appartiennent au crédit et aux positions prises.