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même : des hommes qui sous leurs pieds n’ont jamais senti trembler le sol de la réalité, courent gaîment à travers les nuageux sentiers-de la théorie. Sur la glace épaisse des hivers du nord, que jamais il n’a vu s’entr’ouvrir ou entendu craquer sous ses pas, le patineur se permet sans crainte les plus folles voltiges. La Russie est encore si loin et si différente de nous, que tous nos bouleversemens n’y ont pu rendre la société aussi prudente, aussi timide que dans un pays agité de secousses périodiques. Sous ce rapport, la société russe a plus d’une fois offert le même spectacle que l’aristocratie française avant la révolution. A Pétersbourg aussi, le beau monde a longtemps aimé à jouer avec les idées, et la bonne compagnie jonglait d’autant plus librement avec les plus inflammables ou les plus explosibles, que sur le tapis des salons il n’y avait pas de danger de les voir éclater, et que dans les murs des hôtels Il n’y avait point de matières combustibles. Aux hardiesses, aux témérités de cette société, il y avait jusqu’à ces derniers temps une autre raison. La noblesse, la classe cultivée, façonnée aux mœurs et aux manières de penser de l’Europe, sans pouvoir exercer librement ses facultés à l’européenne, se sentait mal à l’aise et comme oppressée dans le pays même où elle était privilégiée. La supériorité d’éducation ne servait qu’à lui rendre plus sensible et plus pénible l’infériorité morale de la vie russe. Dans la Russie antérieure aux dernières réformes, l’air manquait à la poitrine, l’espace à l’activité de l’homme cultivé ; il passait aisément d’une mélancolie maladive à une exaltation malsaine, et d’un muet affaissement au délire de la fièvre. Aujourd’hui que, grâce aux réformes, l’atmosphère russe est devenue plus légère, l’homme civilisé y peut vivre, y peut respirer sans abattement, comme sans vaine et stérile excitation. Là, comme partout, l’accroissement des libertés a diminué l’esprit révolutionnaire.

Au sein d’une noblesse aussi ouverte, aussi multicolore et bariolée que le dvorianstvo russe, il était impossible qu’il ne se formât pas une société plus étroite, plus exclusive, jalouse de se distinguer de tout ce qui l’entourait, jalouse de s’élever au-dessus de la plèbe vulgaire du tchine, qui menaçait de tout ramener à son niveau. Chassé de l’état et de la politique par le tableau des rangs, l’esprit aristocratique a cherché un refuge dans les salons et s’y est retranché comme dans une forteresse. À ce point de vue, il existe encore en Russie une aristocratie de mœurs, de position, de famille, une, aristocratie mondaine, se reconnaissant non point aux titres et aux blasons, mais à l’éducation et aux relations. Dans ce milieu même, dans cette haute sphère toute pleine de sa supériorité, l’esprit de caste et les préjugés de naissance, si soigneusement entretenus en d’autres pays, ont peu d’influence ; là même le rang ou