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vocations, deux hommes différens, et par suite deux courans d’idées à la fois simultanés et opposés. Tout propriétaire noble ne demeurant plus au service, et tout serviteur de l’état anobli n’arrivant plus à la propriété en même temps qu’à la noblesse, les deux qualités, les deux fonctions sociales jadis unies et corrélatives du dvorianstvo, se sont séparées, et après avoir été depuis le moyen âge la condition l’une de l’autre, sont entrées en lutte plus ou moins ouverte. Depuis qu’ils ne sont plus les deux aspects, les deux faces du même, homme, depuis qu’ils se sont dédoublés, le propriétaire et le fonctionnaire, le pomechtchik et le tchinovnik sont devenus rivaux et jaloux l’un de l’autre. Chez le grand propriétaire, libre de son temps et de sa fortune, se font parfois jour des aspirations nouvelles, des prétentions aristocratiques formulées plus ou moins discrètement au nom des droits de l’éducation ou de la propriété, appuyées ostensiblement sur les besoins conservateurs, sur l’intérêt de l’ordre social et du trône. Chez le fonctionnaire tenu par le manque de fortune dans la dépendance du service, se conserve l’ancien esprit du tchine, et parfois surgissent des tendances égalitaires, des instincts niveleurs plus ou moins ouvertement avoués au nom des droits de l’intelligence et un mérite personnel, et ostensiblement fondés sur l’amour du progrès, sur l’intérêt de l’état et du peuple. De ces deux hommes, le premier est naturellement plus aristocrate, mais parfois aussi plus libéral ; le second, plus démocrate, mais souvent aussi plus autoritaire.

Les deux rivaux, le pomechtchik et le tchinovnik, sont chacun dans leur rôle ; ils représentent et personnifient deux tendances en lutte dans toute société. L’un, le grand propriétaire, a aujourd’hui pour alliées les appréhensions justement inspirées par l’instabilité et les révolutions de l’Occident ; il a pour lui les terreurs conservatrices et la secrète faveur des influences de cour. L’autre, le fonctionnaire, a l’avantage de mieux représenter la tradition nationale et en même temps d’obéir au penchant le plus manifeste de la civilisation moderne. Le tchinovnik reproche au pomechtchik à prétentions aristocratiques de ne pas se souvenir assez que d’ordinaire il ne tient lui-même ses droits, ses terres, son pomestié que du service de l’état. La noblesse russe, telle qu’elle est sortie de l’histoire, est en effet une sorte de Janus à deux faces : face de propriétaire et de gentilhomme d’un côté, face de fonctionnaire ou de bureaucrate de l’autre, et quand elle se mire le premier visage dans une glace, elle est tentée d’oublier le visage de derrière. Pour certains aristocrates russes, le bureaucrate est devenu l’adversaire naturel, l’ennemi héréditaire. Le tchinovnik, et particulièrement l’employé d’un rang inférieur, souvent recruté parmi les séminaristes, ce qu’un de ses nobles adversaires appelle dédaigneusement le