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muraille ne pourra résister au bélier du vote et repousser l’assaut que lui donneront les libertés politiques. Déjà pour les hommes mis à la tête des assemblées provinciales il a fallu créer de vaines assimilations de grades. Le développement des fonctions électives reléguera tôt ou tard le tableau des rangs dans les carrières spéciales. L’extension des libertés publiques rendra tour à tour au souverain et au pays la faculté de choisir les hommes d’état de l’empire en dehors de toute espèce de catégorie, et détruira le privilège du tchine ou du fonctionnarisme qui s’est substitué au privilège de la naissance.


V

Sur la noblesse russe, le règne plus que séculaire du tableau des rangs a mis une empreinte que l’abolition même de la hiérarchie officielle ne saurait effacer. À cet égard les effets du tchine frappent tellement les yeux qu’il serait oiseux de les indiquer : les conséquences indirectes sont les seules qu’il puisse être utile de signaler. Le tableau des rangs n’a pas eu pour unique résultat de maintenir toute la noblesse dans une étroite dépendance, il l’a éloignée des autres classes de la nation, l’a surtout éloignée de la terre, base naturelle de toute influence durable. Le service de l’état chassait la noblesse hors des campagnes pour la jeter dans l’armée ou l’administration, il la poussait dans les villes et en retenait la meilleure partie dans les capitales, là où s’acquéraient le rang et l’importance. Le riche propriétaire, obligé d’aller conquérir un tchine, abandonnait son bien à des intendans qui souvent le ruinaient par leur mauvaise gestion ou leur mauvaise foi. L’institution qui enchaînait le dvorianstvo au service le détachait ainsi du sol et du foyer, et contribuait pour une bonne part à son isolement. Le tableau des rangs privait ainsi lui-même de toute influence sociale la noblesse qui lui devait le jour. De là l’aversion d’une partie même de cette noblesse sortie du tchine pour ce père qui la tenait toujours en tutelle et lui défendait toute émancipation.

D’après la législation établie par Pierre le Grand, une famille qui, pendant deux générations consécutives, demeurait hors du service, perdait ses droits de noblesse. Cette règle paraît actuellement tombée en désuétude, et le dvorianstvo affranchi de cette obligation. Si la plupart des nobles entrent au service, beaucoup ne font plus que le traverser. Après quelques années de jeunesse passées dans la garde ou dans une carrière civile, les nobles, qui possèdent l’indépendance de la fortune, s’adonnent librement au plaisir où à l’étude, au repos ou au travail. Par là même on peut aujourd’hui, dans le dvorianstvo, distinguer deux types, deux