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suite plusieurs centaines de princes, autant que de mâles. Dans ces nombreuses familles issues d’un même tronc, à côté des branches qui se déploient au soleil, florissantes et pleines de sève, il y a naturellement des rameaux privés d’air et dépouillés de feuilles. Au XVIe siècle déjà, lorsque régnait encore la dynastie de Rurik, d’où la plupart sont sortis, Fletcher remarquait que beaucoup de kniazes n’avaient d’autre héritage que leur titre, sans rien pour le soutenir. « Il y en a tant dans cette position, écrivait l’envoyé de l’aristocratique Angleterre, que ces titres ne valent pas cher.. Aussi voit-on des princes trop heureux de servir un homme de rien pour un salaire de 5 ou 6 roubles par an[1]. » Les siècles et la multiplication de certaines familles n’ont pas beaucoup amélioré cette situation. Aujourd’hui encore on voit en Russie des rejetons de Rurik ou de Guédimine dans toutes les positions, dans toutes les professions, et parfois dans les emplois les plus modestes. A Pétersbourg, j’en ai vu un diriger l’orchestre d’un café-concert, et j’ai entendu dire qu’il y avait eu des princesses femmes de chambre, Haxthausen raconte que dans certain village des paysans qui se prétendent d’origine princière s’étaient réservé le droit de porter, comme signe distinctif, un bonnet rouge. De tels faits expliquent comment plusieurs des familles issues de Rurik ont laissé tomber leur titre de prince. Avec une telle division, un tel endettement des familles et des fortunes, il ne saurait y avoir dans la haute noblesse ni esprit de famille, ni esprit de corps.

Veut-on savoir si un pays incline à l’aristocratie, il faut d’abord interroger la législation ou la coutume qui règle la distribution de la richesse. Selon une remarque de Tocqueville, ce sont les lois sur les successions qui, en concentrant, en groupant autour de quelques têtes la propriété, et bientôt après le pouvoir, font en quelque sorte jaillir du sol l’aristocratie ; ce sont elles aussi qui, en divisant, fractionnant, disséminant les biens et la puissance, préparent la démocratie. Or dans la noblesse russe a toujours prévalu la coutume du partage égal des biens entre les fils, cette loi niveleuse « qui, passant et repassant sans cesse sur le sol, renverse sur son « chemin les murs des demeures et détruit les clôtures des champs. » Si en Russie la loi du partage égal n’a point encore morcelé et effacé tous les grands domaines, réduit et détruit toutes les grandes existences, c’est que jusqu’à nos jours la Russie est demeurée dans des conditions naturelles et économiques exceptionnelles. C’était d’abord l’immensité du territoire, puis le rapide accroissement de la valeur des terres, grâce à l’ouverture de débouchés ; c’étaient ensuite le servage et le droit exclusif de la noblesse à la propriété des

  1. Fletcher, Russe Commomvealth, IX.