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qu’ils seraient assénés de plus haut. Aussi le Collège de France fut-il transformé pendant quelques leçons en un véritable champ de bataille. Au cours de Michelet comme au cours d’Edgar Quinet, ceux dont ces attaques froissaient les convictions s’étaient donné rendez-vous, et ils s’efforçaient par leurs murmures de fermer la bouche aux deux professeurs. Les partisans de Michelet et de Quinet, beaucoup plus nombreux, voulaient de leur côté imposer silence aux interrupteurs. Ce n’était plus un cours, c’était une bagarre. L’affaire devint grosse ; les journaux s’en mêlèrent et la presse libérale prit parti pour celui qui se posait en adversaire des jésuites ; mais la presse rendit à Michelet un service encore plus signalé, ce fut de reproduire ses cours. Le lendemain du jour où sa leçon, maintes fois interrompue, poursuivie au milieu du bruit, était en réalité perdue pour ses auditeurs, quelle que fût leur opinion, cette même leçon, recueillie par la sténographie, paraissait dans une des feuilles du matin, et faisait le tour de la France. Ce procédé nouveau, de transformer les leçons d’un cours en articles de journaux, assura le triomphe de Michelet. Ses adversaires renoncèrent de guerre lasse à empêcher la continuation d’un enseignement dont ils ne faisaient qu’augmenter la publicité. Laissons-le raconter lui-même son triomphe. « Quand ma chaire assiégée me fut presque interdite et la parole disputée par une cabale fanatique, le soir même je cours à la presse ; elle haletait sous la vapeur, l’atelier n’était que lumière, brillante activité ; la machine sublime absorbait du papier et rendait des pensées vivantes… Je sentis Dieu ; je saisis cet autel. Le lendemain j’étais vainqueur. »

Il était vainqueur sans doute, mais à quel prix ! Au prix d’une bataille livrée dans une demeure pacifique où il avait eu le tort d’introduire le tumulte et les passions du dehors, et, ce qui était plus grave, au prix d’un sacrifice offert sur l’autel de ce dieu nouveau qu’il avait saisi, de ce dieu populaire devant lequel il devait désormais brûler l’encens. J’ai insisté sur cet épisode, aujourd’hui un peu oublié, et qui pourrait paraître insignifiant de la vie de Michelet, parce qu’à mon sens cet épisode marque au contraire un moment décisif dans sa carrière. Il y a dans la vie de tout homme une heure, un instant fatal en quelque sorte, où le tournant se prend, où le pli se contracte et qui partage en deux sa destinée. Pour moi, cette heure, cet instant fatal dans la vie de Michelet fut le jour où, sous l’empire d’une rancune légitime, il transforma son talent en un instrument de vengeance, et où il opposa aux passions déchaînées contre lui le déchaînement de passions non moins violentes. Il faut, la vie publique en fournit chaque jour la preuve, avoir le caractère bien trempé pour résister aux séductions de la