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repoussé les avances d’une société brillante où sa réputation lui aurait assuré un accès facile : « Les salons demi-catholiques, bâtards, dans la fade atmosphère des amis de M. de Chateaubriand, auraient été pour moi peut-être un piège plus dangereux. Le bon et aimable Ballanche, puis M. de Lamartine, plusieurs fois voulurent me conduire à l’Abbaye-aux-Bois. Je sentais parfaitement qu’un tel milieu, où tout était ménagement et convenance, m’aurait trop civilisé. Je n’avais qu’une seule force, ma virginité sauvage d’opinion et la libre allure d’un art à moi et nouveau. »

Cette crainte de la civilisation et ce souci de sa virginité sauvage n’étaient pas les seuls motifs qui tenaient Michelet à l’écart d’un monde dont la fréquentation ne lui aurait peut-être pas été aussi nuisible qu’il a semblé le croire. Des scrupules très honorables de piété conjugale l’enchaînaient également à son foyer que la mort rendait chaque jour plus solitaire. De bonne heure, Michelet avait vu la mort frapper autour de lui, et à chacune de ces brusques apparitions son imagination d’enfant ou son cœur de jeune homme avait ressenti un ébranlement profond. Le premier atteint dans cette nombreuse famille dont tous les membres avaient concentré sur lui leurs affections, leurs ressources et leurs espérances, fut son grand-père, l’humble vieillard qui faisait autrefois glisser les presses sur les caractères composés par son petit-fils. « Je me rappelle comme d’hier, écrivait-il bien des années après, que le lendemain du jour où l’on enterra mon grand-père, il s’éleva un grand orage, et ma grand’mère, avec un accent qui m’arrache encore des larmes au bout de quarante années, dit : « Mon Dieu ! il pleut sur lui. » Sa mère suivit de près ; ce fut en la contemplant qu’il eut pour la première fois le sentiment direct de la mort et de son horrible réalité. « Lorsqu’en m’éveillant le matin mon père en pleurs me dit : Ta mère est morte, cela me semblait impossible. Je passai la journée les yeux fixés sur maman, et lisant de temps en temps les prières des morts. » — « Elle a eu, disait-il plus tard, mon mauvais temps, elle n’a pu profiter de mon meilleur. Jeune, je l’ai contristée, et je ne la consolerai pas. Je ne sais pas même où sont ses os ; j’étais trop pauvre alors pour lui acheter de la terre. » A défaut d’une place certaine au cimetière, la mère de Michelet n’a du moins jamais perdu celle qu’elle occupait dans les souvenirs de son fils, et l’on a trouvé sur un petit cahier, où il jetait ses pensées familières, cette ligne touchante : « Déposé une couronne sur la tombe où peut-être repose ma mère ! »

Demeuré seul avec son père durant ces années rêveuses de l’adolescence, où, pour parler avec saint Augustin, le cœur aime à aimer, Michelet avait trouvé un ami. Avec lui, il partageait ses pensées, ses études et ses austères plaisirs ; avec lui, il lisait la Bible