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bienveillance de ses professeurs. Michelet se souvenait avec reconnaissance qu’un jour M. Villemain, après la lecture d’un devoir qui lui avait plu, était venu s’asseoir à côté de lui sur son banc et avait prodigué au « hibou effarouché » des témoignages d’intérêt et d’affection.

C’était encore de lui-même que Michelet tirait cependant la meilleure part de ses consolations, et d’abord d’une exquise sensibilité littéraire qui lui faisait puiser des jouissances infinies dans un livre d’Horace ou un chant de Virgile, lu et relu deux ou trois fois de suite un jour de congé. Virgile surtout fut son compagnon et son maître. L’Imitation lui avait inspiré ses premières émotions religieuses ; ce fut l’Énéide qui lui inspira ses premières émotions poétiques. « Tendre et profond Virgile, s’écriait-il bien des années après, j’ai été nourri par vous et élevé sur vos genoux… Mes heures de mélancolie, jeune je les passai près de vous ; vieux, quand les pensées tristes viennent, d’eux-mêmes ces rhythmes aimés chantent encore à mon oreille ; la voix de la douce sibylle suffit pour écarter de moi le noir essaim des mauvais songes. »

Mais ce qui, mieux que l’Imitation, mieux que Virgile, soutint Michelet dans ces mauvais jours, ce fut l’énergie de sa nature surexcitée par la lutte où d’autres plus débiles auraient succombé. « Je me rappelle, a-t-il écrit, que dans ce malheur accompli, privations du présent, craintes de l’avenir, l’ennemi étant à deux pas (1814) et mes ennemis à moi se moquant de moi tous les jours, un jour, un jeudi matin, je me ramassai sur moi-même, sans feu, la neige couvrant tout, ne sachant pas trop si le pain viendrait le soir, tout semblant finir pour moi ; j’eus en moi, sans nul mélange d’espérance religieuse, un pur sentiment stoïcien ; je frappai de ma main crevée par le froid sur ma table de chêne (que j’ai toujours conservée) et sentis une joie virile de jeunesse et d’avenir. »

Si je me suis arrêté avec quelque complaisance à ces détails d’enfance, c’est que je crois découvrir dans le caractère de cet écolier de quinze ans les traits saillans de l’homme et de l’écrivain. D’abord une robuste confiance en lui-même, qui, s’exagérant avec les années, a fini par lui inspirer un délire d’orgueil dont j’aurai à constater plus tard la naïve expression, mais sans laquelle il n’aurait jamais franchi cette première et difficile étape de la vie ; puis une sensibilité facilement surexcitée qui le poussait à ressentir jusqu’à l’excès toutes les émotions, toutes les craintes, toutes les blessures, et qui est restée jusqu’à la fin le trait saillant de son caractère, enfin une énergie indomptable qui ne se laissait jamais abattre par les épreuves les plus vivement ressenties. La lutte entre la sensibilité et l’énergie est toute l’histoire morale de Michelet. Cette lutte fut encore exaspérée par les épreuves de son jeune âge, par le contraste entre les délicatesses de sa nature et les rudesses de sa