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porte close et les verrous fermés, noter mes impressions de la journée. Je me sens immobilisé, et, sur le conseil de deux voyageurs autrichiens que je croisais parfois dans mes excursions et que j’avais pris à leur costume pour des Turcs ou des renégats, j’ai résolu de modifier mon itinéraire et de me diriger vers la Servie. Tout le monde pense que c’est à la skouptchina que se résoudront les destinées de l’insurrection et que la diplomatie européenne sera appelée à trancher la question. Ces messieurs, qui résidaient ici depuis cinq années pour exploiter le pays au point de vue de l’industrie minière, se sont vus obligés d’abandonner la ville à leur tour et sont repartis pour leur résidence de Laybach.

Je ne suis entré dans la capitale de la Servie qu’à la fin d’octobre, après un séjour chez les franciscains à Lepénica, et dans le couvent grec de Giomonica, où j’ai pu puiser quelques renseignemens sur la position des raïas du rite latin et ceux du rite grec. De Giomonica, j’ai fait une halte à Kosaratz, dans le territoire occupé par la bande de Stratimirovitch, et je me suis rendu compte de l’éparpillement des bandes insurgées, de leur armement précaire, de la difficulté de les combattre et de les vaincre : enfin, parvenu à la Save, j’ai dû attendre quatre jours le paquebot qui descend jusqu’à Semlin. Ces journées passées sur les bords du fleuve constituent peut-être la plus intéressante étape de cette excursion. Le singulier caravansérail qui sert d’auberge à deux pas de l’embarcadère de Gradisca abrite un personnel des plus variés, des Serbes de la principauté, des marchands de bestiaux des confins, des usuriers de toutes les régions, des Monténégrins de passage, un grand nombre de riches raïas qui ont émigré, des insurgés en activité qui passent la Save à la faveur de la nuit pour se ravitailler, des délégués des comités insurrectionnels d’Agram, des garibaldiens et même des officiers russes et des officiers anglais en quête d’aventure ; tous conspirant ouvertement, distribuant des armes, répartissant des subsides à de pauvres diables qui vont prendre les armes, et cela à deux pas de la table où une heure auparavant les commandans de la garnison prenaient leur repas quotidien. J’ai eu l’occasion de voir là le riche Liébic, chrétien du rite grec, un des plus puissans des deux provinces turques et l’un des seuls raïas qui soit arrivé à de grandes possessions territoriales ; il occupait mille colons sur son territoire et s’est vu contraint d’abandonner toute sa fortune immobilière pour se réfugier ici. Je lui donne des nouvelles de sa femme et de ses enfans, ayant par hasard habité quelques jours la maison dont il est propriétaire.

Je descends enfin la Save à bord d’un paquebot sur lequel toutes les nationalités sont représentées. Nous prenons à Bercka le pacha de Travnik, ce personnage, assez rude d’aspect et d’une allure peu