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aussi la masse de l’armée représente-t-elle la classe dénuée de la population, et aux époques critiques il n’est pas rare de voir ouvrir les prisons où sont enfermés les vagabonds pour les incorporer dans les rangs. Les sujets non mahométans de l’empire sont exempts du service, mais tous paient le bedel, impôt spécial d’exonération.

La population de tout l’empire ottoman étant évaluée à 27 millions d’habitans, sur lesquels 16 millions seuls appartiennent à l’islamisme, ces derniers devraient fournir le contingent ; mais il faut défalquer 3 millions de sujets indépendans de fait sinon de droite et appartenant à des tribus nomades, qui ne paient point le bedel et qu’il est cependant impossible de soumettre à la conscription. Un autre million d’habitans, ceux de la capitale, sont exemptés de la conscription et même de l’impôt ; c’est donc 12 millions de citoyens effectifs qui supportent la charge du recrutement.

Depuis la constitution du jeune parti turc et l’envahissement des idées modernes, l’idée du fatalisme a perdu de sa force chez le musulman et l’armée s’en est ressentie : une résignation absolue, la certitude d’un sort fixé d’avance par une volonté suprême, sort inéluctable qu’il est impie de chercher à éviter, la haine de l’infidèle et la prescription du Coran de le combattre, même s’il n’a point pris l’initiative de l’attaque ; tels étaient les grands ressorts de la discipline et du courage chez le vieux Turc L’indifférence religieuse a certainement diminué la valeur du soldat musulman sur le champ de bataille. Dans le petit camp que j’ai sous les yeux, les officiers sont loin de suivre exactement les sévères prescriptions du jeûne pendant la période du Ramazan ; les soldats pour la plupart s’y soumettent encore, mais ils ne respectent pas la loi dans toute sa sévérité.

Le grand vice de l’armée ottomane, c’est, dit-on, la différence notable qui existe entre l’officier turc et le soldat. Fidèle, tenace, discipliné, ne discutant jamais les ordres de ses supérieurs, allant où on l’envoie avec la résignation que sa religion lui impose ; bon marcheur, dur à la fatigue, encore que son aspect trahisse une indolence qui est plus extérieure que réelle et qui cache une grande force de résistance, d’une sobriété éprouvée et doué d’une grande résistance physique, le nizam, conduit par de bons officiers, serait peut-être l’égal des meilleurs soldats de l’Europe. Sans entrer dans le détail des choses, il est certain que bien des causes, qui ont leur source dans la façon dont l’armée est administrée, contribuent à inutiliser ces dispositions et par conséquent à diminuer la valeur du soldat. La paie, relativement élevée, ne se fait plus régulièrement depuis de longues années ; il n’y a jamais d’inspection de troupes que dans la garde, et il est très rare qu’une décision prise à Constantinople soit exécutée ponctuellement dans les provinces de