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Après deux heures de route dans une plaine verte comme au printemps, suivant presque toujours le cours de la petite rivière la Bobrina, nous arrivons à la Verbaz. Sur la colline, de l’autre côté de l’eau, des petits flocons de fumée, qui se détachent des bosquets dont la hauteur est semée, indiquent les repaires des insurgés. À mesure que nous approchons, nous percevons le pétillement sec et répété de la fusillade. L’espace occupé par les troupes est assez considérable ; le gros des forces, qui la veille avait franchi la rivière, a dû rétrograder et s’est éparpillé dans la plaine ; les bachi-bozouks à pied et quelques compagnies de nizams, déployées en tirailleurs de l’autre côté, ont engagé l’action. Nous nous dirigeons vers l’ambulance, établie dans un moulin entre deux piles du pont et où l’on est forcé de descendre les blessés par la berge. Porté sur des pilotis qui branlent et reposant sur deux bateaux mal fixés, le moulin tremble chaque fois qu’on se déplace. Les meuniers turcs n’ont pas abandonné leur meule ; l’un d’eux, qui montre une face horriblement mutilée et semble avoir échappé à quelque terrible épisode de guerre, apporte dans un bassin de cuivre l’eau nécessaire au lavage des plaies. Les blessés sont d’ailleurs peu nombreux jusqu’ici ; cinq ou six, étendus entre les sacs, ne laissent pas échapper une plainte, et leur état ne se révèle que par la fixité de leur regard. Ce sont tous des réguliers aux uniformes délabrés, et qu’on prendrait pour des zouaves français mal tenus. Muni de sa pince à balle, mon compagnon extrait un projectile en forme de lingot de la cuisse d’un des blessés, qui pousse à peine un soupir pendant l’opération. Le patient sourit tristement quand on lui montre la balle encore enveloppée dans un caillot de sang. À mesure que l’affaire devient plus chaude, les blessés se multiplient ; on est obligé d’évacuer ceux à qui l’on a fait le premier pansement. Les heures s’écoulent dans ce va-et-vient, l’action semble ne pas avancer ; mais on m’assure qu’il en sera ainsi jusqu’au soir, et que tout se passe en fusillades comme dans une guerre de guérillas. Comme, on vient de mettre deux pièces en batterie sur le bord de la rivière, j’accompagne le premier convoi de blessés jusque-là, et j’observe le tir dirigé contre une cabane au sommet du premier mamelon. Ce sont les pièces de campagne de notre colonne auxiliaire ; elles sont traînées par des mulets de très haute taille, très bien servies, et le tir est remarquablement juste. On dit que l’artillerie turque est de beaucoup supérieure au reste de l’armée, et que son corps d’officiers se distingue parmi tous les autres. La tenue même des hommes est assez militaire, et la manœuvre, bien qu’exempte de cette précision spéciale aux armées européennes, est plus régulière que celle des fantassins ou des cavaliers. Parmi les sous-officiers, on compte beaucoup d’instructeurs allemands, et quelques-uns, paraît-il, sont