Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pays, qui à l’époque des récoltes devrait offrir le spectacle d’une activité relative, semble tout à fait abandonné ; comme dans la partie de la Croatie turque que nous avons traversée, les moissons sèchent sur pied et l’hiver sera dur pour tous.

À Tribicci, la colonne fait halte dans la plaine ; nous nous disposons à franchir la rivière sur un pont branlant qui paraît ne pouvoir résister à un tel service. Les Turcs ne sont jamais pressés ; il est trois heures de l’après-midi, on pourrait certainement prendre position et s’emparer des hauteurs qu’on présumé être occupées par les forces des insurgés, mais on va tout à fait à l’aventure ; après avoir perdu beaucoup de temps en allées et venues, il est décidé qu’on attendra jusqu’au lendemain à Tribicci les rapports des officiers qui ont soutenu le dernier choc et dont les communications ont nécessité le départ de la colonne.

Les villages bosniaques consistent en maisons éparses, très distantes les unes des autres ; elles s’étendent parfois sur un espace de plusieurs kilomètres. On reconnaît le centre du groupe aux greniers publics formés de claies en osier isolées du sol à hauteur d’homme, portés sur des charpentes en bois non équarri afin d’éviter l’humidité du sol et le contact des bêtes fauves. Ces granges, surmontées d’un toit de planches, servent à conserver les prestations en nature faites au gouvernement par les colons ; elles sont sous la surveillance des collecteurs de l’impôt.

Pendant que les troupes bivouaquent et que les officiers se concertent, les cavaliers se débandent malgré les observations de leurs chefs et chacun cherche sa vie comme il le peut. Désireux de ne pas dormir à la belle étoile et décidé à passer inaperçu, sur le conseil du chirurgien, je me dirige avec son ordonnance vers un point du village où habitent des catholiques chez lesquels je compte rester jusqu’au lendemain. Tous ces cultivateurs dont les chaumières sont ainsi éparses s’enfuient à notre approche, ou bien, s’ils nous attendent, ils répondent négativement à toutes nos questions. J’ai beau montrer des florins, de l’argent, de l’or même, ils secouent la tête et répondent qu’ils n’ont rien, ni œufs, ni poulets, ni pain, ni fourrage pour le cheval. Le nizam, moins patient, fait sonner son sabre et parle haut ; mais ce qui complique tout, c’est que le soldat est rouméliote et ne comprend pas le serbe. Comme la femme, selon l’usage des Slaves du sud, porte un foulard en forme de poche à la ceinture, j’y jette une pièce d’argent en lui demandant à manger dans son idiome serbe ; elle ne répond ni ne fait un geste. Tourmentés par la faim, nous allons à un quart de lieue de là, mais la même scène se répète. Laissant le cheval à la porte des enclos, il nous arrive d’entrer dans des maisons complètement vides ; sur le sol battu gisent des paniers, des outils de travail, des épis de maïs,