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un trait. Peu de minutes après, un bel escadron de 250 hommes faisait halte au pied du fortin. Il était encore temps de charger les Indiens, et Pichi-Huinca ne se sentait pas de joie à cette idée. L’officier qu’on avait dépêché pour le joindre aux troupes de la frontière sud, et opérer avec elles, ne crut pas devoir attaquer seul à fond ces 3,000 lances perdues au milieu de flots de bétail. Peut-être une certaine rivalité entre les deux frontières n’était-elle pas étrangère à cette résolution. Il se contenta d’inquiéter l’arrière-garde de l’ennemi, et du reste réussit à lui enlever, par cette manœuvre peu compromettante, une partie du butin. Tout ce qui était fatigué fut abandonné ; 30,000 bœufs en désordre couvrirent en un moment la plaine.

Le dernier souvenir qui me reste de cette journée est celui de l’exécution de deux Indiens qu’on avait pris. Je les vois encore, petits, trapus, impassibles, dans la gauche attitude de l’Indien à pied, debout devant l’état-major, et répondant invariablement : « Je ne sais pas, » à toutes les questions que leur adressait l’interprète sur les chefs, les forces et les détails de l’invasion. — Qu’on en finisse, dit simplement le commandant. — Je me refusais à comprendre, et eux aussi ; mais les Indiens de Pichi-Huinca avaient parfaitement compris, et ils se précipitèrent sur eux à coups de lance. Les deux prisonniers, les mains attachées derrière le dos, couraient, trébuchaient, criaient à chaque coup : Señor ! Señor ! Monsieur ! Monsieur ! c’était tout ce qu’ils savaient d’espagnol. L’un d’eux, trouvant devant lui un large puits sans margelle depuis longtemps abandonné, s’y précipita la tête la première et disparut. Son agonie du moins fut courte. Le spectacle n’en était pas moins repoussant ; tandis que ses bourreaux désappointés fouillaient l’eau avec leurs longues lances, une multitude de crapauds effarés formaient sur les parois de ce trou béant d’immondes guirlandes. Je me détournai avec horreur, et mes yeux rencontrèrent l’autre Indien, étendu et râlant d’une manière affreuse. Un officier en eut pitié et lui fit couper la gorge. Comme cela ne suffisait pas et que le râle n’en était que plus horrible, on lui planta un couteau dans le cœur. Les deux hommes qui s’étaient chargés avec une évidente satisfaction de ce dernier et sanglant office étaient deux gardes nationaux, deux gauchos de frontière, à qui nous avions vu accomplir avec simplicité des actes héroïques depuis quelques jours. L’un, au début même de l’invasion, était revenu de vingt lieues, seul, mal armé, ou plutôt n’ayant d’autre arme défensive que les deux excellens chevaux qu’il menait avec lui et montait tour à tour. Rien ne lui était plus facile que de rester en sûreté dans sa maison ; mais son officier avait pris sur lui de lui accorder deux jours de congé : les deux jours étaient expirés, le lieutenant serait compromis par son absence, et ce garde