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défense des établissemens les plus exposés aux incursions et d’obliger celles-ci à faire, aller et retour, au moins 70 lieues de plus, condition très défavorable pour déjouer la surveillance et esquiver la poursuite ; c’était surtout de rapprocher les troupes des toldos et de pouvoir rendre aux sauvages, même avec les médiocres chevaux de la cavalerie argentine, incursion pour incursion. L’expédition devait se mettre en marche peu de jours après l’installation de Catriel dans sa nouvelle résidence. Naturellement on était enclin à ajourner les changemens qu’exigeait le service des fortins jusqu’à l’établissement des lignes nouvelles. Les principales lacunes de ce service n’étaient pas méconnues, et l’on songeait à y remédier à bref délai ; mais à l’heure où nous sommes elles n’en existaient pas moins. Ainsi les chambres ont voté l’établissement d’un télégraphe le long de la frontière. Le matériel, commandé en Europe, était en route. Quant aux gardes nationaux, dont le service, très pénible pour eux, est si peu efficace pour la nation, un décret venait d’en ordonner le licenciement à partir du 1er janvier 1876. C’est le 26 décembre 1875 que l’invasion éclata.

Ce jour, un beau jour d’été et de Noël, car la Noël tombe ici en plein été, me surprit sur la section de frontière voisine, la section côte sud, à environ 8 lieues du fortin Aldecoa, où était mon campement. À peine arrivé de l’Azul, j’avais du me mettre à la recherche d’une certaine laguna Parahuil, que les Indiens avaient réclamée avec insistance, et que je devais tâcher d’enclaver dans les terres qu’on leur concédait. Nous nous dirigeâmes d’abord sur le fort Necochea pour y prendre des renseignemens et des guides. Afin de relier la laguna Parahuil à notre base d’opérations, nous aurions du passer deux ou trois jours en rase campagne. L’officier qui commandait le fort Necochea s’y opposa formellement. Avec l’instinct d’un véritable officier de frontière, il sentait un danger dans l’air. Il allait partir pour une grande reconnaissance, et nous demanda d’attendre son retour avant de bouger. Il m’installa dans sa chambre et me céda son lit, qui était un lit historique. Le général Mitre y avait couché quatre ou cinq jours avant sa défaite. C’est sans doute à ces souvenirs qu’il devait le nom de lit dont il était décoré. Jamais meuble n’y eut moins de droits. C’était un parallélipipède de terre battue recouvert d’une capote militaire qui faisait l’office de matelas, et sur lequel des draps bien blancs, mis à mon intention, avaient l’air d’une ironie. On avait eu beau la battre, cette pauvre terre, on avait bien réussi à la rendre dure, mais non à la débarrasser des insectes les plus variés, depuis les cancrelats jusqu’aux fourmis. Le général Mitre dut mal dormir sur cette couche, et moi-même, qui n’avais pas une révolution à diriger et ne comptais guère avoir sous peu une invasion à combattre, je