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insubordination par le cacique. N’osant rompre en visière avec les règlemens, celui-ci tâchait de les éluder à la mode indienne, cachait les récalcitrans et jurait ses grands dieux qu’ils n’étaient pas dans la tribu, qu’ils se seraient perdus dans la plaine en courant des autruches. Cette défaite n’eut aucun succès. Les récalcitrans furent retrouvés, traités en déserteurs et envoyés comme manœuvres aux travaux de fortification de l’île de Martin Garcia. Nulle punition ne les consterna autant ; ce n’est pas seulement l’exil, c’est un travail manuel. Un peu plus tard, sur certaines craintes d’invasion qu’il avait conçues, le colonel mit toute la tribu sous les armes, et l’envoya en observation sur le front de la ligne. Il l’y laissa trois mois. Les doléances redoublèrent ; un tel service était écrasant ; ils n’avaient plus le temps d’être pères de famille ; leurs femmes et leurs enfans vivaient et s’élevaient au hasard. C’était là qu’on les attendait. Comment pouvaient-ils espérer d’être sans cesse avec leur famille, du moment qu’ils l’avaient établie à 30 lieues des postes qu’ils étaient appelés à garder ? Pourquoi ne venaient-ils pas s’installer plus près ? On leur donnerait des terres aussi fertiles, plus fertiles même que celles qu’ils occupaient. Ils n’avaient qu’à choisir parmi les campagnes voisines, puisque, par un heureux hasard, ils se trouvaient sur les lieux. On leur accorderait les terrains qu’ils indiqueraient eux-mêmes. Ainsi préparée, la négociation avait grande chance de réussir. Changer de place devait sourire aux Indiens, car tout changement leur plaît. Le cacique monta aussitôt à cheval avec ses principaux conseillers, et parcourut les environs. Bons pâturages, grandes lagunas, une source d’eau vive, le parage était à souhait ; mais il était terriblement rapproché du fort Lavalle[1], et c’était un incommode voisinage que celui d’une garnison permanente de 60 soldats de ligne abrités derrière des murs et pourvus de deux « charrettes cassées, » deux canons. On poussa plus loin, on reconnut divers endroits propices, on discuta beaucoup sans s’arrêter à rien ; mais l’idée de la translation avait fait de grands progrès pendant ces allées et venues. Le colonel Levalle, arrivé à ce point, mena vivement les choses. Aidé des capitanejos, qu’il avait conciliés à ses vues, il stimula d’une manière pressante l’indécision de Catriel pour lui arracher un oui ou un non, et, dès qu’il eut obtenu une réponse précise, il mit sans retard au jour son projet de traité. On y vit apparaître la division parcellaire des terrains concédés et la création d’un cadastre avec des titres de propriété réguliers pour chacun des membres de la tribu. Autant un

  1. Le fort Lavalle, ou plutôt Général Lavalle, comme il s’appelle officiellement, a pris son nom du meilleur capitaine et du plus intrépide que les unitaires aient pu opposer à Rosas, contre lequel il lutta sans relâche. Les forts et fortins sont très souvent baptisés du nom d’un homme célèbre ou d’un ancien chef de la ligne.