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abandonner parfois le rôti à la broche pour que les troupes du gouvernement vinssent le manger. Cela leur inspirait des pensées amères : mieux eût valu se faire prier, se réserver et s’entendre avec les Indiens du dehors, les caciques Namuncura ou Pinzen, qui, l’on s’en doute, voyant la frontière dégarnie, avaient mené à bien pendant ce temps-là une invasion formidable. Ce fut bien pis quand on arriva aux toldos de la tribu. Là on leur signifia qu’on n’acceptait plus leur concours, qu’ils eussent à rester chez eux et à s’en tirer comme ils pourraient. Le moment était critique. Les soldats du président Avellaneda arrivaient : on entendait leurs clairons dans le lointain pendant qu’à l’autre bout de l’horizon disparaissaient les derniers cavaliers rebelles. Les sujets de Cipriano Catriel montrèrent en cette occurrence qu’ils ne manquaient ni d’invention, ni de ressources. Leur décision fut prompte. En un tour de main, ils organisèrent une révolution contre leur cacique, le prirent et le lièrent. L’avant-garde nationale, tombant au milieu d’eux le sabre haut, fut étourdie de leurs assurances de fidélité. Eux tromper le gouvernement, se soulever contre leurs maîtres ! Ils n’avaient jamais eu une aussi odieuse pensée. Ils avaient suivi de confiance le général Rivas, ce traître, et Cipriano Catriel, ce fourbe. Ils ne demandaient qu’une chose, qu’on leur permît de juger suivant leurs lois le cacique qui les avait égarés. Or leurs lois étaient sommaires : une sentence tumultueuse, une exécution immédiate à coups de lance, tous les membres, de la tribu faisant tour à tour l’office de juges et de bourreaux, telle était l’antique jurisprudence qu’ils avaient résolu d’appliquer. Le chef des troupes nationales, très perplexe, eut recours au grand expédient des gens perplexes. Il laissa faire et eut l’air de ne rien voir. Ce n’était après tout qu’un Indien de moins. Les choses se passèrent donc suivant le programme qu’avait improvisé, pour sauver et gouverner la tribu, Juan José Catriel, le propre frère du cacique déposé.

J’ai vu dans le petit village d’Olavarria, sur la lisière des toldos, le mur de gazon contre lequel Cipriano Catriel et un officier de Rivas qui lui servait de guide politique, subirent le plus atroce des supplices. La scène, telle que l’imagination pouvait aisément la reconstituer sur les lieux mêmes qui en avaient été les témoins, était à coup sûr bien indienne. Ce millier de cavaliers sauvages faisant caracoler leurs chevaux comme pour une fantasia, ces longs roseaux garnis d’un fer rouillé brandis au vent, ces coups de lance multipliés, ces exécuteurs ayant pour de frapper trop fort, d’achever trop tôt leur ancien maître et de perdre une minute de son agonie, enfin, dernier trait de couleur locale, ce frère présidant à l’assassinat de son frère avec la joie intérieure d’un ambitieux triomphant et l’impassibilité d’un Indien en représentation ; c’est là certes un