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mécontenter le cacique, que le mot d’ordre était de ménager, et le fournisseur, dont la colère était redoutable. Sous l’administration du général Mitre, en effet, les fournisseurs d’armée, rapidement enrichis, on le devine, mitristes ardents d’ailleurs, formaient une corporation puissante, occupant toutes les avenues de la faveur, et avec qui il était imprudent de ne pas compter.

L’avènement de don Domingo F. Sarmiento à la présidence ne changea rien à la situation de Catriel, et lorsque le vieux cacique mourut plein de gloire, de bière et de jours, les gâteries des autorités de frontière se reportèrent sur son fils, Cipriano Catriel. Les plus hauts emplois militaires continuaient à être remplis par des officiers appartenant au cercle intime du général Mitre et initiés aux desseins de son parti. Il est permis de croire qu’en choyant les Indiens ils étaient bien aisés de se ménager des alliés pour le cas où il faudrait corriger par les armes les caprices du scrutin dans la grande bataille électorale qu’ils préparaient de loin avec tant de sollicitude. Le nouveau président, homme de gouvernement et de traditions, décidé à réformer l’armée, mais à la réformer graduellement, par le bas et non par le haut, avait évité de la séparer des hommes à qui elle était habituée à obéir. Il se plaisait à citer dans ses conversations familières cette réponse de Lincoln à ceux qui voulaient, au cours d’une grande opération stratégique, lui faire destituer un général vaincu : « Mes amis, on ne change pas les chevaux de l’attelage quand on est planté au beau milieu de la rivière. » Mot charmant, dont ceux-là surtout comprendront la pittoresque énergie qui ont vécu dans des pays où les rivières n’ont pas de ponts, où les gués sont bourbeux et redoutables, et où les institutions en sont encore à la période délicate de l’élaboration.

Le président Sarmiento ne se faisait pas d’illusions sur le peu de sympathies qu’éveillaient ses réformes parmi les généraux chargés de les appliquer ; mais, comme beaucoup d’hommes arrivés tard au pouvoir après avoir vieilli dans les affaires, il professait une certaine indifférence sur la qualité des instruirons qu’il employait. Il était d’avis que l’outil importait peu, et que tout dépendait de la main appelée à le manier. Or il était profondément, indiscutablement convaincu qu’il savait manier les hommes. D’ailleurs, en fait de modifications dans les grands commandemens, la guerre d’Entre-Rios le planta de bonne heure, comme disait Lincoln, au beau milieu de la rivière. Il laissa les chefs de frontière à leur poste, surveillant leurs menées sans s’en effrayer. La frontière des Andes, vaste et lointaine, livrée au plus actif et au moins scrupuleux des officiers dont la fortune était liée à celle du parti mitriste, l’inquiéta un moment sur le tard, quand les symptômes d’insubordination s’accentuèrent. Il crut avoir tout fait en éloignant le général Arredondo et