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Indiens leur laissât les loisirs nécessaires pour se consacrer à cette tâche, autrement intéressante pour eux que la garde des bœufs et des chevaux de la prairie. C’est ainsi qu’à la frontière sud on ne négligea rien pour faire du cacique Catriel une espèce de personnage officiellement revêtu des insignes d’un général de la nation.

Catriel avait été installé aux portes même de l’Azul, sur une surface d’une vingtaine de lieues carrées dont on lui avait fait cadeau. C’était personnellement un beau type d’Indien volumineux, écrasant un cheval sous son poids et dépêchant proprement un homme d’un coup de lance. Il avait pris quelques idées de progrès en devenant général argentin. Ainsi, au lieu de s’enivrer d’eau-de-vie, il s’enivrait de bière. Il s’était fait bâtir une maison de trois pièces, aux murs de boue, au plancher de terre battue, au toit de zinc, qui passait parmi les siens pour un palais. Du fond de cette demeure redoutée, il dirigeait tout dans la tribu avec une précision que facilitait la crainte inspirée par ses procédés de justice expéditive. Du reste, s’il s’était interdit le vol en grand et à main armée, il laissait une ample marge au maraudage nocturne, qui réalisait en détail le même objet. Les chevaux et les bœufs des environs y passaient tous, mais peu à peu. Venait-on se plaindre au cacique d’un méfait avéré d’un de ses hommes, surpris par aventure en flagrant délit, le plaignant recevait invariablement la même réponse : « Frère, lui disait le patriarche avec mansuétude, pourquoi ne l’as-tu pas tué comme un chien ? » On n’en tirait pas autre chose. Le coupable n’était jamais puni. Cette conduite avait un autre motif que la faiblesse naturelle d’un père pour ses enfans et d’un voleur pour ses semblables, motif peu avouable, mais d’autant plus décisif. La tribu était nourrie aux frais de l’état ; mais les distributions de vivres secs et de viande sur pied n’étaient pas journalières, elles se faisaient à intervalles irréguliers avec les habitudes de désordre Chères aux administrations argentines. Grâce à de mystérieux traités avec le fournisseur, le cacique recevait en nature seulement un quart ou un cinquième des rations, et il donnait quittance du tout moyennant une redevance en argent qui servait à alimenter son faste. La tribu n’avait donc, pour subsister pendant trois mois, que des approvisionnements qui, ménagés, auraient pu la faire vivre trois semaines. Comme la prévision n’est pas la qualité dominante des sauvages, ceux-ci se voyaient avant huit jours placés dans l’alternative de mourir de faim ou de se mettre en chasse du bien d’autrui. Le cacique trouvait tout simple et peut-être, dans sa logique indienne, légitime que les propriétaires voisins, détenteurs des terres de ses ancêtres, payassent les frais de ces transactions. Le chef de frontière connaissait parfaitement ces honteux marchés et il les tolérait parfois par connivence, le plus souvent par crainte de