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moutons dans un abattoir, et de se débarrasser d’eux en masse en leur coupant la gorge. Le degüello, c’est le nom de cette repoussante exécution, fut longtemps dans la république argentine le supplice officiel. Cela épargnait les frais d’un appareil spécial et d’un bourreau en titre. Tout gaucho, avec le couteau bien affilé qui ne le quitte jamais, y suffisait. Ce qui doit ici être noté, c’est que, si ces exécutions sommaires de la lugubre époque de Rosas font frémir d’horreur les Argentins civilisés de nos jours, tout opposé fut l’effet qu’elles produisirent sur les Indiens. Don Juan Manuel, comme ils l’appellent encore avec une sympathie respectueuse, est resté pour eux le type accompli du justicier. Ils ne le haïssent point, ils le regrettent. « Ah ! si don Juan Manuel pouvait revenir ! » Nous avons entendu le mot dans les toldos. Jamais vœu ne fut plus sincère. Et vraiment Rosas, sans être certes un grand homme de guerre, mettait dans l’organisation de ses campagnes au désert toute la prudence prévoyante et résolue d’un vrai gaucho qu’il était. La pampa n’avait pour lui ni secret ni terreur. Il savait affronter et déjouer les redoutables pièges de ces solitudes, qui sont le meilleur allié des Indiens. Il attaqua les nomades sur leur propre terrain et sut s’assimiler leur méthode de faire la guerre : des expéditions légères et hardies, sans bagages, presque sans vivres, avec des chevaux endurcis à la fatigue et aux privations. Il n’y avait pas un coin de leur immense domaine où les hôtes de la prairie pussent se sentir en sécurité contre les représailles de ce rude adversaire.

Les gouvernemens plus éclairés qui succédèrent à Rosas firent à cet égard beaucoup moins bien que lui. Les militaires corrects que l’on chargea de continuer son œuvre à la frontière étaient loin d’avoir pénétré dans la familiarité du désert. Ils avaient appris la grande guerre dans les livres et se résignaient de mauvaise grâce à d’obscures campagnes contre des sauvages. En définitive, ils se trouvèrent tout décontenancés quand ils les virent de près.

Pendant les premières années de guerre civile qui suivirent la chute de Rosas, les Indiens furent forcément laissés tranquilles, ce qui eut pour premier résultat la destruction des établissemens chrétiens les plus avancés et la perte de 1,500 lieues carrées de territoire. Ce n’était point assez : chaque parti tour à tour sollicita leur alliance et les introduisit au cœur de la république. Ces singuliers alliés avaient horreur des batailles rangées ; ils tournaient bride régulièrement au premier coup de fusil et s’en retournaient chez eux par le plus court, non sans mettre tout à feu et à sang sur leur passage et sans voler de grandes quantités de bétail.

En 1855, le gouvernement de la province de Buenos-Ayres, alors séparée de la confédération argentine, décida qu’il fallait agir vigoureusement. Il organisa une expédition qui devait partir de la