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facile composition sur des arrangemens qui sapaient son autorité par la base, et qu’il eût signé un traité assurant à chacun des membres de son troupeau humain les prérogatives de la propriété individuelle, traité dont son astuce indienne n’avait certainement, pas méconnu la portée. Les événemens ultérieurs ne devaient donner que trop de lumières sur sa bonne foi ; mais, pour en comprendre la filiation, il est indispensable d’indiquer les relations réciproques des Indiens du désert et des chrétiens, la condition des Indiens soumis et la situation toute spéciale du cacique Catriel.

Les Indiens nomades occupent les solitudes qui s’étendent au sud de la république argentine et du Chili. Il y en a aussi dans le Chaco, au nord, mais moins braves, moins bons cavaliers et beaucoup moins redoutables. Leur unique moyen d’existence, depuis que leurs territoires de chasse sont presque épuisés, est le vol sur une grande échelle : vol de chevaux d’abord, dont ils font une consommation effrayante, ces animaux, qu’ils ne savent point élever, leur servant à la fois de moyen de locomotion et de nourriture ; vol d’immenses troupeaux de bêtes à cornes des plaines argentines, qu’ils vont échanger au Chili contre quelques objets de première nécessité, surtout contre de l’eau-de-vie, pour eux objet de première nécessité par excellence. Tenant constamment la frontière en alerte et les troupes du gouvernement en échec, ils se précipitent à tout instant sur les estancias limitrophes du désert, qu’ils ravagent et dépeuplent d’animaux. Ce sont le plus souvent de légers pelotons de maraudeurs, ce sont parfois de petites armées de 2,000 ou 3,000 lances qui se chargent de ces expéditions. Disséminées sur d’immenses espaces, protégées par les obstacles que le désert oppose aux troupes civilisées, les tribus sont très difficiles à aller punir. Ces obstacles ne les empêchent point d’être en contact perpétuel les unes avec les autres, grâce à cet instinct du désert, si remarquable chez les Indiens, et à l’admirable éducation qu’ils savent donner à leurs montures. Quand il y a un grand coup à frapper, ils peuvent se concerter à très grande distance pour agir en commun. Dans la dernière invasion figurait un corps d’Indiens venus des Andes. Ils avaient fait plus de 300 lieues[1] pour venir y prendre part. J’ai vu retourner les poches d’un de ces Indiens, tué dans une escarmouche : elles contenaient une courte pipe, une poignée de tabac et une boîte d’allumettes-bougies ; encore ces dernières avaient-elles dû être volées depuis peu. C’était tout son bagage.

  1. La lieue dont il est toujours question dans le cours de ce récit est la lieue argentine, qui correspond presque à notre ancienne lieue de pays, c’est-à-dire à un peu plus de 5 kilomètres.