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cache qu’imparfaitement tout ce que son caractère a d’incertain et de fuyant. Quoi qu’il en soit, au bout de six ans d’attente et de trois mille pages d’impression, il parviendra à épouser la dame de ses pensées ; il sera riche, honoré, puissant ; grâce au crédit et aux démarches de la comtesse, sa belle-mère, une intrigante s’il en fut jamais, il obtiendra tranquillement, il l’avoue, lui-même, plus de grades et de galons que ne lui en avait valu son sang répandu sur tous les champs de bataille. Est-ce là un trait de satire du romancier contre ses compatriotes ? A-t-il voulu railler la manie des places et le goût de l’intrigue qui sont deux des plaies de l’Espagne ? Nous serions presque en droit de le croire. M. Perez Galdós, assure-t-on, n’a jamais rien sollicité ni accepté de ses amis alors qu’ils étaient au pouvoir ; peut-être est-il à regretter que son héros se montre en pareil cas moins scrupuleux : il eût été tout à la fois plus digne et plus intéressant.

Voilà pour l’intrigue et comme qui dirait la charpente du drame ; quant aux idées elles-mêmes, à la thèse que soutient l’auteur, peut-être ne sont-elles pas au fond tout ce qu’elles s’annoncent au premier abord. Aujourd’hui, on le sait, les romans comme les pièces de théâtre veulent tous prouver quelque chose. M. Ferez Galdós s’est souvenu qu’il était libéral, il s’est souvenu aussi des modèles qu’il imitait ; comme les auteurs du Conscrit de 1813 et de Waterloo, il a sur le progrès, l’ambition des rois, les horreurs de la guerre et la fraternité universelle des phrases émues et des tirades attendries. Cependant, à bien prendre, il ne se livre jamais tout entier ; du moins s’il lui fallait définir un peu cette affection générale et vague qu’il porte à l’humanité, citer un peuple auquel il veut du bien, à coup sûr ne nommerait-il pas les Français ; sa sensibilité s’arrête aux frontières et reconnaît des Pyrénées. En cela comme en plusieurs autres choses, M. Perez Galdós est bien de son pays : les Espagnols ne sont guère philanthropes par nature ; entre eux et de province à province, ils se regardent ordinairement de fort mauvais œil ; d’autant plus détestent-ils l’étranger, et l’étranger là-bas, c’est toujours le Français. Cette antipathie vient de plusieurs causes, les unes déjà lointaines et presque respectables : des souvenirs de guerre, d’invasion ; les autres simplement puériles et même ridicules. Plus qu’aucune autre nation de l’Europe, l’Espagne vit aujourd’hui de son passé : Pavie, Rocroy ou Saint-Quentin sont encore pour elle des dates récentes ; depuis lors d’ailleurs, les funestes événemens de 1808 sont venus rallumer des haines qui commençaient à s’éteindre. En outre, l’Espagnol est jaloux à l’extrême de sa nationalité et n’entend pas sur ce chapitre la moindre plaisanterie. Celui de nos voyageurs qui, dans un accès de mauvaise humeur, après un dîner détestable ou une nuit passée de secousse en cahot dans l’intérieur d’une diligence, s’est écrié spirituellement que « l’Afrique commence aux Pyrénées, » se doutait-il que cette boutade traduite, expliquée,