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vieille femme sur le supplice de Cranmer et sur la politique de Marie « Oui, Jeanne, la reine Marie brûle et brûle, et tout cela pour avoir son bébé ; mais tous ces brûlemens ne brûleront jamais l’hypocrisie qui lui met de l’eau dans le corps. Il n’y a que le feu de l’enfer de Dieu qui puisse brûler cela. »

Seulement cette imitation des formes shakspeariennes n’est de la part du poète moderne qu’un procédé employé pour tromper l’œil du lecteur ; la ressemblance s’arrête là. Chez l’auteur de Richard III et de Henry VIII, tout est action ; chez celui de la Reine Marie, tout est récit ou portrait. La méthode est entièrement différente. Shakspeare met ses personnages sous la lumière de leur vie publique. Il ne se détourne pas de son chemin pour deviner ce que l’histoire ne lui a pas révélé. Il s’attache étroitement à la chronique, prenant, scélérats ou vertueux, héroïques ou timides, les princes, les seigneurs et les manans tels qu’elle les lui fournit, sans s’inquiéter d’autre chose que de les représenter au naturel. Et telle est la puissance de son génie qu’il n’a pas tant l’air de les ressusciter que de les créer de toutes pièces. M. Tennyson au contraire pénètre dans l’intimité de ses personnages à la façon d’un antiquaire. Il voit en eux non pas des êtres vivans, mais des figures historiques qu’il s’agit avant tout de reconstruire avec le plus grand soin. Il appelle l’analyse au secours de l’imagination, il descend dans la conscience de sa reine et dans celle de ses évêques ; il se demande quels ont été les mobiles les plus secrets de leurs actes ; il se fait érudit et historien, oubliant d’être créateur et poète. Aussi le résultat n’est-il pas heureux. Nous voyons comment ont été fabriqués ces héros, et nous n’y reconnaissons que des marionnettes supérieurement habillées. Que si, par malheur, nous avons lu M. Froude, toute illusion disparaît. A chaque instant, il nous semble retrouver des visages déjà entrevus. Quand Elisabeth parle du vieux Gardiner, de « l’irritable touffe de cheveux qu’il tourmente sur son front, » de son « bec de busard et de ses yeux profondément enfoncés dans leurs cavernes, » nous savons où prendre le premier original du portrait. Dans le langage poétiquement emphatique du cardinal Pole, dans ses tropes sans fin et ses allégories bibliques, nous sentons le style des lettres latines du légat citées par l’historien. On pourrait en dire autant et de lord Paget et de lord Howard, et de Philippe et de Simon Renard, et surtout de Marie elle-même ; tous, le poète les a peints en tenant les yeux fixés sur le livre d’histoire ; tous ils sont en germe dans la belle prose de M. Froude. Et vraiment, n’est-ce pas à celui-ci que M. Tennyson aurait du dédier son volume en lui disant, ou à peu près : Ce livre est à vous, je vous le rends ; il ne se serait pas fait sans vous ?


LEON BOUCHER.