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III

Un pan du manteau de Shakspeare est-il tombé sur les épaules de M. Tennyson ? Telle est la question qui a été agitée dans le monde de la critique à propos de la Reine Marie. Ce qui semble clair, c’est que l’auteur aurait épargné beaucoup d’encre à ses juges, si au lieu d’appeler son œuvre drame, il lui avait donné le nom plus souple et moins compromettant de poème dramatique. Si par drame, et c’est le langage de certains critiques que nous reproduisons ici, on entend une action déterminée ayant un commencement, un nœud et un dénoûment, la Reine Marie ne justifie guère son titre. Avoir fort envie de se marier, épouser un prince peu aimable, être très malheureuse en ménage, chercher dans la persécution des hérétiques une consolation insuffisante, et mourir de la fièvre dans son lit, voilà bien des choses sans doute, et pourtant vous aurez beau les réunir, vous n’y trouverez pas, à proprement parler, une action dramatique. Il y a là une matière assez riche pour le roman ; mais dans cette succession d’événemens on cherche en vain la tragédie. Dans tout drame, on doit au moins sentir qu’il y a, si faible soit-elle, une intrigue qui le soutient, une progression dans l’intérêt, en un mot une crise. Rien de semblable dans la Reine Marie. Pourquoi les personnages vont et viennent, entrent et sortent, pourquoi même ils sont là et ce qu’ils y font, on l’ignore. Ils y sont par la volonté du poète, voilà tout. Ce sont des tableaux qui se déroulent, sans autre lien que celui de la chronologie. Point de surprises savamment préparées, point de combinaisons ingénieuses, point de péripéties émouvantes. Tous ces personnages parlent et racontent, ils n’agissent point, n’ayant rien à faire. Qu’un art caché ait présidé à la disposition des actes et des scènes, il faut bien le reconnaître ; mais c’est un art tout différent de celui que nous devons demander aux écrivains qui travaillent pour la scène. Shakspeare, dira-t-on, ne faisait pas autrement. Il n’y a chez ce grand maître ni coups de théâtre, ni enchaînement rigoureux des circonstances. Il se contente de suivre l’ordre des événemens et de remplir le cadre que lui trace l’histoire. A cet égard, il est vrai, M. Tennyson s’est montré disciple habile. Il ne s’est pas borné à reproduire l’appareil scénique des pièces historiques de son modèle, il a cherché ce mélange du familier et du sublime qui leur donne une si puissante réalité. Il a fait passer dans son drame un courant de gaîté triviale et de plaisanterie populaire. Ainsi Elisabeth, reprochant à un envoyé de la reine de paraître en sa présence sans avoir pris soin de sa toilette, lui dira : « Bénédiction ou malédiction, la Providence m’a donné un nez, et vos bottes sentent l’écurie. » Tel encore ce jugement d’une