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Marie, l’agent infatigable de la persécution. N’a-t-il pas sa tiédeur passée et ses tergiversations dangereuses à se faire pardonner ? Et ce qui rend plus odieuses encore les rigueurs auxquelles il est juste que son souvenir demeure éternellement mêlé, c’est qu’elles s’exercèrent non pas sur les grands, qui auraient pu rendre coup pour coup, sur les comtes et sur les barons notoirement coupables d’hérésie et qui n’entendaient jamais la messe, mais sur les faibles et les petits. « On fouilla les grandes routes et les haies ; on alla ramasser les boiteux, les estropiés et les aveugles ; on arracha le tisserand à son métier, le charpentier à son atelier, le laboureur à sa charrue ; on mit la main sur des filles et sur des garçons qui n’avaient jamais entendu parler d’une autre religion que celle qu’on leur demandait d’abjurer, sur des vieillards chancelant au bord de la tombe, sur des enfans dont les lèvres pouvaient à peine balbutier les articles de leur foi[1]. » Le poète a jeté un voile sur toutes les horreurs qui furent commises alors ; à peine y a-t-il fait allusion dans sa pièce. Il a pensé sans doute qu’il serait trop facile d’émouvoir à ce prix, et que ce qui est à sa place dans le Livre des Martyrs aurait inutilement souillé ses vers.

Dans cette galerie d’illuminés et de bêtes féroces où M. Tennyson nous promène, ne se trouvera-t-il donc personne pour dire le mot de la pitié, le mot de la raison, le mot du patriotisme, personne pour montrer quelques restes d’humanité au milieu des cris de haine et des hallucinations du sentiment religieux égaré ? Parmi ces furieux et ces fanatiques, où sont les bons Anglais ? Les voici, dans le parlement et dans le conseil même. C’est Bagenhall, de la chambre des communes, qui n’a pas voulu courber le genou dans ce « parlement de singes » béni par le cardinal-légat ; il ne veut ni de l’église universelle de Marie, ni de l’universel enfer de Philippe, et il rougit d’être Anglais : il ira méditer à la Tour sur les inconvéniens qu’il peut y avoir à rester debout quand tout le monde se prosterne. C’est lord Paget qui ose citer à Gardiner un passage qu’il a trouvé, lui qui n’est pas homme d’église, dans sa Bible de laïque : « mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. » C’est lord Howard, qui veille de loin sur Elisabeth et qui vient demander à la reine que Cranmer ait la liberté de s’exiler, puisqu’il s’est rétracté. Tous, catholiques ou protestans, ils représentent la haine du papisme, qu’ils ne confondent pas avec le catholicisme, et des modes, espagnoles, dont l’inquisition est l’expression fidèle. Ce ne sont pas des héros, et, Bagenhall peut-être excepté, ils ne se sentent pas le goût du martyre. Ils se contentent d’être des politiques, comme on

  1. Froude’s History of England, t. VI.