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était le mérite littéraire, et laissèrent la poésie dramatique se morfondre à leur porte. Sous le titre de dramaturges non joués, — non jouables, disaient les envieux, — il se forma alors une petite société de poètes qui, pleins de foi dans l’avenir du théâtre, prétendirent que le génie dramatique abondait en Angleterre, mais qu’il ne trouvait pas d’issue. Ils ajoutaient que, si l’on voulait bien retirer à Drury-Lane et à Covent-Garden le privilège que ces deux scène possédaient, on verrait bientôt, par enchantement, revenir le temps heureux du XVIe et du XVIIe siècle, où trente auteurs travaillaient à la fois pour un seul chef de troupe, où Beaumont et Fletcher écrivaient cinquante-trois pièces, où Heywood en signait deux-cent-vingt. Le parlement, touché sans doute de cette promesse, abolit le malencontreux monopole, et le drame eut la liberté de se produire sur toutes les scènes. Quant aux Shakspeares annoncés, ils ne se présentèrent pas, et l’on semble aujourd’hui avoir cessé de les attendre.

Chassé du théâtre par l’indifférence du public, c’est dans le livre que s’est réfugié ce qui reste de génie dramatique chez les Anglais, et, si la tragédie est morte, le poème tragique a depuis plusieurs années repris une nouvelle vie. C’est une forme de l’art moins élevée, moins difficile, surtout pour ceux qui tiennent qu’il suffit, pour y réussir, de découper en dialogues et de partager en actes et en scènes quelque poétique histoire ; cependant d’habiles écrivains s’y sont essayés non sans un certain éclat. Se faire applaudir par la foule, c’est beaucoup ; mais se faire lire dans le silence du cabinet, c’est bien quelque chose encore. Telle est en effet la séduction du drame, que l’ombre même en plaît toujours. On sait gré d’avance à l’auteur, quel qu’il soit, d’avoir donné à sa pensée ce vêtement héroïque et brillant, ce tour vif qui semble plus en harmonie avec la rapidité de notre existence moderne, et, s’il met devant les yeux quelque personnage illustre ou quelque événement considérable, on ressent aussitôt pour son poème un peu de cette curiosité qu’excitait autrefois le roman historique. M. Tennyson, après beaucoup d’autres, a désiré tenter à son tour une carrière qui n’est pas sans dangers, et il n’a pas craint de hasarder sa gloire sur ce dé. Il a voulu montrer à la jeune critique qui lui reproche d’être l’écho banal des salons aristocratiques et le poète des dames, que sa voix sait à l’occasion trouver des accens virils, et que chez lui le don de la grâce suprême n’est pas incompatible avec celui de la force. Depuis quelques années, on s’en allait répétant que la poésie du lauréat avait fait son temps, que ses chevaliers à l’eau de rose n’étaient plus de saison, et que l’avenir appartient aux pénibles et profondes énigmes de M. Browning ou aux hymnes sonores dans lesquels M. Swinburne aime à chanter les mythes de l’antiquité, les forces de la nature et les triomphes de la liberté. La statue que