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Ne se faisait-il pas illusion à lui-même ? Eh ! sans doute, lui aussi, malgré le vigoureux équilibre de son esprit, il a eu parfois ses enivremens dans l’action. Après avoir réussi autant qu’il pouvait réussir pour l’instant, il croyait n’avoir pas fait assez, et à côté de la diplomatie officielle peut-être y avait-il alors pour lui ce qu’on pourrait appeler le chapitre des impatiences, des surexcitations intimes. Cavour, quoique toujours prompt à se contenir à propos, se laissait un peu entraîner, il le sentait lui-même, et en envoyant à Turin le récit rapide de tout ce qu’il faisait ou de tout ce qu’il tentait, de ses agitations d’esprit, il ajoutait aussitôt : « J’espère qu’après avoir lu ceci vous ne me croirez pas atteint de fièvre cérébrale et tombé dans un état d’exaltation mentale ; tout au contraire, je suis dans une condition de santé intellectuelle parfaite. Jamais je ne me suis senti plus calme. Je me suis même fait une grande réputation de modération. Clarendon me l’a dit souvent, le prince Napoléon m’accuse de manquer d’énergie, et Walewski lui-même loue fort ma tenue, mais je suis vraiment persuadé qu’on pourrait, avec des probabilités de succès, avoir de l’audace. »

Le fait est qu’à ce moment, pendant quelques jours d’avril 1856, Cavour roulait dans sa tête toute sorte de projets. Il ne reculait pas devant une guerre immédiate avec l’Autriche, il se flattait même d’entraîner la France et l’Angleterre. Sa diplomatie secrète était vraiment montée à un ton singulier, et il écrivait notamment deux lettres qui sont certes l’expression la plus curieuse de ses préoccupations et même de sa situation au lendemain du congrès. « Hier matin, disait-il dans une de ces lettres, j’ai eu avec lord Clarendon la conversation suivante : — Milord, ce qui s’est passé au congrès prouve deux choses : 1° que l’Autriche est décidée à persister dans son système d’oppression et de violence envers l’Italie ; 2° que les efforts de la diplomatie sont impuissans à modifier son système. Il en résulte pour le Piémont des conséquences extrêmement fâcheuses. En présence de l’irritation des partis d’un côté et de l’arrogance de l’Autriche de l’autre, il n’y a que deux partis à prendre : ou se réconcilier avec l’Autriche et le pape, ou se préparer à déclarer la guerre à l’Autriche dans un avenir peu éloigné. Si le premier parti était préférable, je devrais à mon retour à Turin conseiller au roi d’appeler au pouvoir des amis de l’Autriche et du pape. Si la seconde hypothèse est la meilleure, mes amis et moi, nous ne craindrons pas de nous préparer à une guerre terrible, à une guerre à mort… Ici je m’arrêtai. Lord Clarendon, sans montrer ni étonnement ni désapprobation, dit alors : Je crois que vous avez raison, votre position devient difficile ; je conçois qu’un éclat devienne inévitable, seulement l’heure d’en parler tout haut n’est pas encore