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Décidément cet ennemi des Français est celui du genre humain ; ce gallophobe est un misanthrope universel. Voilà donc les seules impressions qu’il retrouve, après dix ans, dans cette ville martyre qui s’est sacrifiée pour le salut de l’empire, où il trouva au jour suprême d’admirables dévoûmens, où son projet d’holocauste effrayant a trouvé des exécuteurs tout prêts parmi ceux qui en étaient les victimes ! Ces habitans auxquels, dans sa brochure de 1823, il a publiquement cédé l’honneur de la grande initiative, il les trouve aujourd’hui bêtes et rampans. Le formidable spectacle de 1812, une immense capitale se tordant dans les flammes, Moscou illuminant de son embrasement 50 lieues de pays comme un prodigieux feu d’alarme qui appela les peuples à la guerre sainte, tous ces grands et poétiques souvenirs se sont effacés de sa mémoire. Il s’ennuie sur le théâtre de sa gloire, — peut-être usurpée. Moscou, que le pèlerin salue de loin du haut de la colline des Prosternations, Moscou, le tombeau de la grande armée, Moscou, dont le nom semblait devoir être associé à celui de Rostopchine dans les siècles des siècles, « Moscou lui répugne. » Ces blasphèmes nous consolent de ses impertinences envers Paris.

D’ailleurs ce n’est plus seulement l’humeur caustique de ses premières années qui parle en lui, c’est la maladie, la décrépitude précoce. Il souffre physiquement, et la souffrance ajoute encore du fiel à son humeur chagrine. A chaque page de sa correspondance, » il se plaint de la bile, des rhumatismes, de son estomac gâté, bref d’une véritable « collection de maladies. » Dans ses critiques contre Paris, dans son aversion contre « la maudite nation, » dans ses prédictions, dans ses craintes et ses dégoûts, il y a surtout un vieillard caduc qui épanche sa bile, œgri somnia. Ses appréciations lui restent personnelles ; s’il fallait nous en dédommager, nous retrouverions dans la littérature russe de ce temps assez de témoignages de sympathie. Il est dès lors un des derniers types d’une race qui s’en va. Même en 1825 il n’est plus compris que de quelques vieux seigneurs cacochymes, revêches à tout progrès, qui continuent à déblatérer, — en français, — contre la France, les idées libérales et les projets d’émancipation. La Russie elle-même s’est chargée de nous venger de Rostopchine en réalisant presque tout ce qu’il craignait pour elle et beaucoup de ce qu’il abhorrait chez nous. « Mépriser et écraser, » disait Rostopchine en confondant dans la même haine la France et le progrès social. On ne méprise pas, on n’écrase pas le progrès. Quant à la France, elle peut bien se passer de l’estime de Rostopchine, — surtout depuis qu’il n’est plus certain qu’il ait brûlé Moscou.


ALFRED RAMBAUD.