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Que lui avaient donc fait ces odieux Français, cet abominable Paris ? Quand sa gallophobie n’est pas excitée par celle de Voronzof et qu’il est obligé de surveiller sa plume, il convient qu’il n’a reçu de nous que de bons procédés. Je ne parle pas des malheureux qui flattaient bassement « nos amis les ennemis » et qui lui disaient : « Sans vous, nous ne serions pas ici ; » je parle du public patriote, de vaillans officiers de la grande armée. Comme les Français avaient succombé honorablement, ils croyaient pouvoir honorer en lui un ennemi loyal dont on enviait à la Russie la redoutable énergie. A la frontière, deux de ces officiers, entendant prononcer son nom, s’approchent de lui, lui racontent qu’ils ont été en Russie, qu’ils ont vu son château incendié par lui et le félicitent hautement de son patriotisme. Il trouve notre paysan bon et serviable, même spirituel, et de pauvres gens lui ont dit des mots charmans. « Depuis six semaines que je suis entré en France, écrit-il à sa femme, je n’ai pas entendu l’ombre d’une grossièreté. » C’est une expérience qu’on ne pourrait pas faire en tout pays, même dans ceux où les anciennes haines sembleraient devoir être assouvies par les victoires nouvelles. A Paris, on traite Rostopchine avec distinction, et il dit qu’il en est reconnaissant. Le public se presse au théâtre qu’il fréquente, les gens de marque tiennent à honneur de le recevoir chez eux et répondent avec empressement à ses invitations. Eh bien ! cette générosité française, cette facilité d’oubli, ce penchant à honorer l’ennemi de la veille, et qui fut aussi prononcé chez nous envers les prisonniers russes de 1854 qu’envers les victorieux de 1814, voilà ce que Rostopchine prend pour de la bassesse. Il mériterait vraiment qu’on lui fît l’application du vieux dicton français : « oignez vilain… » Les prévenances l’étonnent d’abord, puis lui inspirent orgueil et mépris. Il donne un bal, et naturellement ses invitations sont bien accueillies : loin d’être reconnaissant de cet empressement, il y voit un « signe de l’impudence française. » Dans ses rapports avec la société d’alors, il ne peut guère échapper au reproche de duplicité. S’il est reçu dans les salons parisiens pendant six ans, c’est qu’apparemment il ne répondait pas aux complimens par des grossièretés. Comment pouvait-il en même temps faire belle mine à ses hôtes et écrire tant de mal d’eux à Voronzof : « Pauvre pays ! faquins, taquins et coquins. Esprits de paille, projets de canaille. — Il faudrait ici le régime des Petites-Maisons, la veste et le bâton. — Plus on connaît cette race française, et plus on adopte le grand principe qu’il faut suivre avec les Français : mépriser et écraser ! »

Dans l’armée russe d’occupation, il se rencontrait des hommes de cœur et d’intelligence qui rendaient plus. de justice à notre nation, à ses idées, à leur influence heureuse sur le reste de l’Europe.