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dépêche suivante : « Vous voyez ce que je dois souscrire et si je puis rester. Si on vous traite ainsi, quel avenir peut m’attendre ? Mon cœur saigne, et je vous plains. Je baigne vos mains de mes larmes. Pleurons ensemble. » Il est évident que la disgrâce de Voronzof frappait également les deux amis ; en contre-signant le rappel de son protecteur, Rostopchine signait du même coup la condamnation de leur politique commune. Il put adoucir le sort de l’ambassadeur, mais le dissentiment entre l’empereur et lui restait entier. Il ne pouvait plus être son conseiller.

Peu de temps après, Rostopchine fut relégué sur ses terres. L’ordre d’exil, qui paraît avoir été arraché au tsar par les intrigues du vice-chancelier Panine, fut sans doute le premier acte du complot tramé contre Paul Ier. On profita de leurs dissentimens politiques pour séparer le favori du maître, éloigner de l’empereur un serviteur dévoué, dont les yeux clairvoyans gênaient les conspirateurs. Le malheureux prince ne fut plus entouré dès lors que de ses mortels ennemis, les hommes du parti allemand et anglais. Quelques jours avant la catastrophe, Rostopchine reçut de l’empereur cette dépêche laconique, qui témoignait d’une secrète inquiétude : « J’ai besoin de vous ; revenez vite ! » Rostopchine se mit en route ; à Moscou, on lui annonça la « mort subite » de Paul Ier. Il comprit tout et rebroussa chemin vers sa terre de Voronovo. Cette horrible nouvelle ne le surprenait pas trop ; dès le début du règne, il semble en avoir prévu la fin tragique. « On flatte l’empereur, écrivait-il en 1797, mais on ne l’aime guère. Il a des millions de sujets, mais peu qui lui soient dévoués. Dieu veuille qu’il n’ait pas besoin de leur zèle et de leur sang ! » Son affection pour ce maître fantasque ne comportait aucune de ces illusions qui caractérisent les passions vives ; il voyait clairement les progrès de son impopularité : l’empereur était resté trop semblable au grand-duc héritier. Rostopchine soupçonna que l’intrigue n’avait pas été étrangère à sa disgrâce auprès de Paul Ier ; il en accuse hautement Panine, l’un des meurtriers : « Depuis qu’il a perdu sa place de chancelier, sa conduite est telle qu’elle mérite l’échafaud de la justice, le mépris des honnêtes gens et l’admiration des gueux. Lui et ses semblables m’ont fait l’honneur de me croire le seul homme qu’on devait éloigner. Ils y ont réussi. » L’attentat du 23 mars 1801 lui inspira une indicible horreur. Toute sa vie, il en conserva une haine implacable contre Pahlen, Benningsen et leurs complices, une secrète antipathie contre le nouveau règne. Pourtant sa lettre à Voronzof, un mois après l’événement, est bien compassée et bien calme. Il expose longuement les services qu’il croit avoir rendus au pays en contenant son impétueux souverain, « en arrêtant trois fois des déclarations de guerre à la Prusse et deux fois à l’Autriche. » Il se plaint