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III

Dans un livre récent[1], on a pris à tâche de nous représenter le ministre de Paul Ier comme un ami de notre nation. Son biographe, qui est en même temps son petit-fils, s’inspire en cette occasion d’un double sentiment de piété envers la patrie française et envers la mémoire d’un homme auquel il est uni par les liens du sang. Que Rostopchine ait aimé un Français, un de Ségur, au point de lui donner sa fille, c’est bien possible ; qu’il ait aimé la France, il est permis d’en douter. « Rostopchine, remarque le même historien, ne confondait pas la France, qu’il aimait, avec la révolution, qu’il abhorra toujours. » Les documens que nous avons sous les yeux ne nous permettent pas d’accepter cette distinction. Le comte Féodor nourrissait les mêmes sentimens pour l’ancienne France et la nouvelle, celle de l’émigration et celle de la révolution ; il ne traitera pas mieux la France impériale, ni la France parlementaire de la restauration. Commençons par les émigrés, par le comte de Provence et le comte d’Artois, par ceux qu’il appelle ironiquement les aimables princes français. « Je m’étonne, écrivait-il en 1792, comment ces gens peuvent inspirer un intérêt réel. Je ne leur en aurais jamais accordé d’autre que celui qu’on accorde à la représentation d’une pièce touchante, car cette nation n’existe que par la comédie et pour la comédie. » Remarquez cette tendance de l’écrivain satirique à étendre à la nation entière ses jugemens sur les individus : « Si l’on étudie les Français, on trouve quelque chose de si léger dans tout leur être qu’on ne conçoit pas comment ces gens tiennent à la terre ; je suis tenté de croire qu’ils sont formés de gomme élastique qui se prête à tout. » Quand il veut accabler quelque jeune Russe dont il raille la frivolité sous le poids d’une injure suprême, il ne manque pas d’insinuer que, s’il est devenu « un faquin insupportable, » c’est pour avoir voulu imiter « messieurs les émigrés gaulois. » Que s’il se rencontre parmi ces émigrés gaulois quelque gentilhomme de plus fière et plus sévère tenue, comme le comte de Lambert, ce n’est plus la légèreté qu’il lui reproche, c’est la morgue et l’affectation. L’un d’eux aurait pu trouver grâce à ses yeux : le prince de Condé, dont le crime envers son pays ne doit pas faire oublier les mérites sérieux. Celui-là n’était pas venu pour courtiser les belles Moscovites, il ne donnait point à la vertueuse jeunesse russe le spectacle d’une légèreté corruptrice ; mettant sa conduite d’accord avec les principes, il avait tiré l’épée pour la cause des rois et groupé autour de lui tout

  1. Vie du comte Rostopchine, par le comte A. de Ségur, Paris 1872. — Comparez Schnitzter, la Russie en 1812, Rostopchine et Koutouzof, Paris 1863.