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Rostopchine, lui aussi, avait du goût pour les bouffonneries, et on dit qu’il y excellait. Dans la tragique année 1812[1], on le voyait contrefaire la démarche chancelante et les prétentions caduques du vieux feld-maréchal Goudovitch, le représenter passant la revue de ses troupes, et tous les assistant de rire aux larmes. Lui-même convient qu’il était né comédien ; peut-être l’excellent acteur méprisait-il dans Souvorof le farceur de bas étage. « Le comte Souvorof, écrivait-il en 1790, continue à faire le bouffon. C’est l’être le plus orgueilleux qu’il y ait dans le monde, et il s’est plaint à l’impératrice du grand-duc Alexandre, parce qu’il refusait de suivre son conseil de ne pas se servir d’une lorgnette au spectacle. Le grand-duc disait qu’il avait la vue basse, et le maréchal répliquait qu’il avait défendu l’usage des lunettes et lorgnettes dans toute son armée, à quoi le grand-duc dit qu’il croyait que cette défense ne le regardait pas. » — « On ne sait comment se défaire du maréchal Souvorof, dont les plates bouffonneries ennuient et font rougir l’impératrice. » Souvorof jugé par Rostopchine et jugé avec cette sévérité ! Mais une sentence conçue en des termes si peu mesurés n’est-elle pas révisable ? Le comte Féodor a-t-il bien étudié ce caractère si complexe de Souvorof, cette nature singulièrement mêlée de brutalité et de finesse, de charlatanisme et de qualités héroïques ? Non, et c’est là une des infirmités de l’intelligence de Rostopchine. On ne peut dire qu’il juge, car c’est à peine s’il examine ; son humeur bilieuse et quinteuse lui fait saisir du premier coup quelque côté bas ou repoussant d’un personnage, et c’est tout ce qu’il en veut voir. Son esprit fantasque et inquiet, jamais rassis, lui interdit de plus amples réflexions. C’est en cela que, malgré tout son raffinement et toute sa culture littéraire, il reste un barbare, car le propre du barbare c’est d’être l’esclave de la première impression et du premier mouvement, par défaut d’application et de maturité intellectuelle. Que de fois Rostopchine n’est-il pas obligé de se désavouer et de se démentir ! Cet orgueilleux personnage est l’homme des palinodies et des contradictions. Il fut obligé de changer d’avis sur Souvorof. Dès la fin de 1796, il relève dans le maréchal quelques traits qui lui reviennent, il pressent entre cet original et lui certaines affinités de nature. Souvorof lui plaît d’abord par le mépris qu’il témoigne ouvertement au favori de l’impératrice. Souvorof, comme Rostopchine, brave les puissans ; aussi lestement que lui, il traite les gens de polissons ; ceci réconcilie avec lui le comte Féodor, qui commence à se douter que Souvorof pourrait bien être « un homme de mérite. » Quand du vieux bouffon se dégage

  1. Voyez Moscou en 1812 dans le Rousskii Arkhiv de 1875, p. 402.