Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/84

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsi qu’à la chambre des lords, la disparition de cette héritière du trône, à laquelle étaient attachées tant d’espérances, avait suscité immédiatement d’étranges questions de personnes. On interrogeait à travers le voile des années le sort prochain de l’Angleterre, on voyait le vieux roi s’éteignant, et ses fils, déjà vieux presque tous, le suivant dans la tombe sans laisser de postérité ; c’est alors que l’époux de la princesse Charlotte apparaissait comme une ressource. Quelle faute, pensait Stockmar, quelle faute inexcusable commettrait le prince Léopold, s’il allait rejeter les avances de la destinée !

Ces motifs de convenance morale et de conduite politique étaient soutenus par des raisons d’un ordre moins élevé, mais peut-être plus pressantes encore. À l’occasion de son mariage avec la princesse Charlotte, la chambre des communes, sur l’invitation du ministère, lui avait assuré pour toute sa vie un revenu annuel de 50,000 livres (1,250,000 francs). Convenait-il à sa dignité de dépenser ce revenu sur le continent ? Et s’il se décidait à le faire, n’y avait-il pas lieu de craindre que le parlement ne revînt sur son vote ? L’agitation du pays, les difficultés financières, la détresse des classes inférieures, l’antagonisme violent des partis, tout cela pouvait faire qu’à un moment donné une motion de ce genre fût présentée aux chambres sans que personne se levât pour la combattre. Ce n’était pas à lui de s’exposer à cette honte. L’idée seule d’une telle discussion ne devait-elle pas le révolter ? Que la dotation du mari de la princesse Charlotte fût supprimée tout entière, ou diminuée, ou marchandée, l’affront serait le même pour le prince.

Cette argumentation était irrésistible ; il ne fallait pas moins pour triompher du sentiment qui poussait le prince Léopold vers ses contrées natales. Il demeura donc en Angleterre, toujours attentif, discret, réservé, entretenant la haute idée que les Anglais avaient conçue de sa valeur personnelle, et représentant le souvenir d’une grande affliction nationale. Le mariage de sa sœur avec le duc de Kent l’attacha par un lien de plus à son pays d’adoption. La mort du duc son beau-frère, les devoirs que cette mort lui imposait, le soin des affaires de la duchesse, l’éducation de l’enfant destinée au trône, tout cela, comme on pense, acheva de le convaincre et de fixer ses résolutions. Il est vrai qu’il se trouvait déchu non-seulement de ses premières et légitimes espérances, mais de celles-là même que l’incertitude de la succession royale avait pu lui faire concevoir ; la princesse Victoria était née. Et toutefois, était-ce là déchoir pour une âme noble ? Il retrouvait un rôle bien grand encore et une consolation singulièrement précieuse, puisqu’il devenait le tuteur naturel de l’enfant qui devait être la reine. Époux de la reine, oncle de la reine, ce ne sont pas précisément des titres politiques