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dans mon portefeuille ; vos lettres sont perdues pour moi ; je les brûle aussitôt que je les reçois et je me prive des marques flatteuses de votre estime, pour être tranquille et n’avoir pas une grande imprudence à me reprocher. » Parfois il recommande de détruire les siennes : « Lisez ma lettre et jetez-la au feu ! » Voronzof n’a pas voulu s’en priver, et c’est ainsi qu’elle nous est parvenue. Toutefois même dans les lettres de Rostopchine nous remarquerons des lacunes, des interruptions : dans des circonstances critiques, l’amitié prudente a du faire son office.


I

Les premières missives de Rostopchine nous jettent, in médias rez au milieu de la cour de Catherine II dans ses dernières années. Ce long règne de trente-quatre ans prend, vers la fin, un air de décadence. L’insolence et le gaspillage des favoris, l’impunité de leurs plus misérables créatures avaient comme ébranlé la moralité publique, affaibli la crainte du maître, qui, dans un état despotique, est le principe de la sagesse. C’est ce qui explique la réaction autocratique de Paul Ier, la dure discipline à laquelle il voulut remettre la Russie, l’emportement avec lequel il exigea les marques extérieures les plus gênantes de respect pour la personne impériale. Qu’on ajoute à cette anarchie aulique l’influence de certaines idées venues du Paris de la convention et qui, tombant dans des têtes mal préparées, y subissaient de singulières déformations ; c’était aussi dans les bizarreries séditieuses de la mode que la révolution française avait son retentissement. « Les vieux, écrit Rostopchine, sont très indignés de se voir négligés ; ils sont la plupart du temps avec les jeunes gens, qu’ils imitent, et les partisans déclarés de toutes les nouvelles modes que le charmant prince Boris Galitzine introduit en dépit du bon sens et de la bienséance. La manie de porter de grosses cravates qui cachent le menton a choqué. L’impératrice a ordonné, pour la seconde fois, de ne plus les porter ; mais nos jeunes gens, en dépit de la défense, s’habillent comme auparavant, et le dernier dimanche, la comtesse Soltikof ayant voulu mettre à la raison son neveu, il fit sonner si fort le mot de liberté, qu’elle s’enfuit à toutes jambes, croyant voir dans cette famille Galitzine le germe d’une révolution (1793). » Ces cravates, qui sentent le jacobinisme, donnent de l’humeur à Rostopchine ; mais n’y a-t-il pas un peu de cette licence jacobine dans les jugemens qu’il porte sur tout ce qui l’entoure ? Ces piquans portraits de personnages en faveur ne sont possibles que sous un prince débonnaire. Est-ce sous l’impératrice Elisabeth, aux beaux jours de