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Il faut avouer pourtant que les persécutions de Trajan, d’Hadrien, de Marc-Aurèle, n’ont pas eu tout à fait le même caractère que les autres. L’initiative n’en vient pas directement des princes ; ils suivent l’impulsion plus qu’ils ne la donnent. Ils reconnaissent sans doute la légitimité des poursuites, ils ordonnent de punir sans pitié les chrétiens quand ils sont dénoncés ; mais ils n’aiment pas qu’on devance ou qu’on provoque les dénonciations, et qu’on recherche les coupables. « Vous souffrez, dit Athénagore à Marc-Aurèle, que nous soyons chassés, pillés, mis à mort. » Il le souffre, mais il ne l’ordonne pas ; il est moins cruel que faible et complaisant aux passions populaires. Aussi l’apologiste s’empresse-t-il d’ajouter : « Nous vous prions de vous occuper de nous, afin que nous cessions d’être victimes des sycophantes. » Il est donc arrivé que, quoique la persécution ait été violente sous leur règne, comme elle n’était pas directement leur ouvrage et qu’ils n’en avaient pas donné le signal, on ne les a pas toujours rangés dans la liste des princes qui ont persécuté l’église. Méliton refuse d’y mettre Trajan, Tertullien n’y place ni Trajan ni Marc-Aurèle ; tous deux comprennent que ce serait un mauvais signe pour la doctrine nouvelle d’avoir été maltraitée par de si bons princes. Ils se glorifient au contraire qu’elle n’ait eu encore pour ennemis qu’un Néron et un Domitien, c’est-à-dire les ennemis mêmes du genre humain.

Le caractère particulier que prit alors la persécution explique que cette époque soit celle où commence l’apologétique chrétienne. On aurait quelque peine à comprendre qu’elle fût née plus tôt ou plus tard. Qu’aurait servi de plaider la cause de l’église devant des princes comme Néron ou Domitien, auxquels il était si difficile d’arracher leurs victimes ? Pouvait-on espérer jamais de ramener ces âmes cruelles à la justice et à la vérité ? Il n’était pas raisonnable non plus de croire que Dèce ou Valérien prêteraient l’oreille aux défenseurs d’un culte qu’ils étaient décidés à détruire et qu’ils avaient proscrit par des édits impitoyables. Mais, quand on avait affaire à des princes honnêtes et démens, comme Antonin et Marc-Aurèle, et qu’on pouvait les croire entraînés à des mesures rigoureuses contrairement à leur nature et malgré leur volonté, il était naturel qu’on essayât de les éclairer et de les fléchir. C’est ce que tentèrent les apologistes, dans des œuvres admirables, dont l’effet a été très grand sur la littérature chrétienne. Cette littérature, qui à ce moment était déjà née ou allait naître, semblait condamnée d’avance, par ses origines et ses scrupules, à ne sortir jamais d’un cercle étroit. Timide, défiante, comme elle devait l’être, éloignée de la foule et de la vie, ennemie d’un art idolâtre qui lui faisait horreur, il était à craindre qu’elle ne pût produire que des