Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/817

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

calmes, et mêlé toujours quelque inquiétude à sa tranquillité. C’était une arme redoutable dans la main de ses ennemis ; tous ceux qu’une querelle personnelle, une rivalité d’intérêt, un accès de mauvaise humeur, un désir de vengeance, excitaient contre quelque chrétien, pouvaient aisément s’en servir, et l’on ne s’en faisait pas faute. La doctrine nouvelle n’a pas pu se répandre dans le monde sans, y causer beaucoup de divisions et de déchiremens. Elle a désuni les concitoyens, séparé les amis ; dans les familles, elle a semé des haines irréconciliables entre les parens les plus proches. Le chef de la maison, resté fidèle au culte de ses dieux, qui voyait sa femme, son fils ou ses serviteurs les abandonner, ne pouvait s’empêcher d’éprouver de violentes, colères. Il ne se demandait pas quels effets leur croyance nouvelle avait produits sur eux et s’ils étaient devenus meilleurs ou pires ; on avait beau lui dire qu’il n’avait rien à craindre de ce changement, qu’au contraire sa paix et son bonheur intérieurs s’en trouvaient mieux assurés, sa passion ne lui permettait pas de rien entendre. « Sa femme, dit Tertullien, est devenue honnête, elle ne lui donne plus lieu d’être jaloux, et il la répudie ; son fils obéit à ses volontés, et lui, qui tolérait autrefois ses révoltes, il le déshérite ; il éloigne de lui un esclave qu’il aimait depuis qu’il est devenu soumis et fidèle. » Quelquefois même il allait dans sa colère jusqu’à les dénoncer aux magistrats, et il invoquait les peines terribles prononcées par les édits de proscription pour venger ses querelles de famille. Saint Justin en rapporte une histoire curieuse. Une femme qui avait jusque-là mal vécu venait de se convertir. Éclairée par sa foi nouvelle, elle tenta d’ouvrir les yeux de son mari sur des désordres coupables qu’elle avait jusque-là soufferts et partagés. N’ayant pu le corriger, elle voulut se séparer de lui et demanda le divorce. Le mari irrité l’accusa aussitôt d’être chrétienne ; elle, qui voulait gagner du temps et éloigner une punition inévitable, présenta une requête à l’empereur pour être autorisée à terminer d’abord ses affaires domestiques, promettant de répondre plus tard sur l’accusation qu’on soulevait. Alors le mari, qui ne voulait pas perdre tout à fait sa vengeance, poussa un centurion de ses amis à se saisir d’un certain Ptolémée qu’il accusait d’avoir entraîné sa femme à quitter l’ancienne religion. Après être resté quelque temps en prison, Ptolémée fut conduit devant le juge, qui se contenta de lui demander s’il était chrétien, et sur son aveu le fit immédiatement égorger. Ces faits se passaient à Rome sous le règne d’Antonin le Pieux, c’est-à-dire du plus honnête et du plus doux des princes.

Voilà comment la loi fut exécutée dans les meilleurs temps de l’empire et quelles en furent les conséquences. Comme elle servait les haines privées autant que les passions religieuses, on ne la