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tout est étrange dans ces poursuites. Les formes de la justice y sont à chaque instant violées. En réalité, on ne reproche aux malheureux. que le nom qu’ils portent. Ce nom suffit pour que la loi les frappe sans pitié. La sentence qui les condamne ne contient pas d’autre accusation, elle n’allègue aucun autre crime ; ils sont punis non comme impies, comme rebelles, comme homicides, mais uniquement comme chrétiens. Dès lors la procédure devient d’une simplicité effrayante ; il n’est besoin ni de témoins, ni d’enquête, on se contente de l’aveu de l’accusé. La loi romaine dit pourtant en propres termes que l’aveu n’est pas une preuve suffisante, confessiones reorum pro exploratis criminibus haberi non oportere ; mais quand il s’agit d’une secte abhorrée, est-il besoin de respecter la loi ? Tertullien, en jurisconsulte scrupuleux, s’indigne de ces injustices. Tout est-il donc fini, nous dit-il, quand l’accusé se reconnaît coupable ? N’y a-t-il pas des degrés dans le crime, et, avant de punir, ne faut-il pas connaître les circonstances qui l’aggravent ou l’atténuent ? Cet homme avoue qu’il est chrétien, cela veut dire sans doute qu’il a pris part à ces orgies nocturnes qu’on reproche à ses frères ; mais combien de fois y a-t-il assisté ? combien d’incestes a-t-il commis ? de combien d’enfans égorgés s’est-il repu ? Il importe à la justice de le savoir, et l’on ne songe pas à le demander ! Ce qui passe tout le reste, c’est la manière dont on se sert de la torture contre les chrétiens. La torture est un moyen d’information qu’on emploie pour obtenir du coupable l’aveu de sa faute. C’est d’ordinaire quand l’accusé nie qu’on le torture pour qu’il avoue ; ici on le torture lorsqu’il avoue, pour le contraindre à nier. On épuise sur lui tous les supplices tant qu’il persiste à dire la vérité ; dès qu’il consent à mentir, on le relâche. Voilà des illégalités que Tertullien ne peut souffrir, et dans son indignation il ose parler en face aux empereurs comme ne le faisaient guère les jurisconsultes de son temps, si complaisans pour le maître. « Sachez, leur dit-il, que le pouvoir dont vous êtes revêtus n’est point arbitraire, qu’il est réglé par les lois, et qu’il n’appartient qu’aux tyrans d’agir comme vous faites ! »

Malheureusement ces protestations isolées ne produisaient guère de résultat : juste ou non, la loi existait, et c’était le devoir des magistrats de la faire exécuter. M. de Rossi pense que jusqu’à Constantin elle n’a jamais été tout à fait abrogée. Des empereurs plus éclairés et plus démens ont bien pu, par des instructions particulières, par des mesures transitoires, en atténuer ou même en suspendre l’effet ; mais après eux, ou même quelquefois de leur vivant, elle était remise en vigueur et reprenait toute son efficacité. Elle est donc restée jusqu’à la fin comme une menace suspendue sur l’église ; elle a troublé son repos même dans les temps les plus