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passait de ce simulacre de jugement à la réalité terrible du supplice, il fallait qu’on eût grand soin de placer la victime au milieu de l’arène, afin que de tous les côtés on pût la bien voir mourir. Ce déchaînement de fureurs populaires, ces complaisances honteuses des magistrats pour des haines insensées allèrent si loin, que les empereurs eux-mêmes finirent par en être blessés. Ils défendirent solennellement qu’on cédât à ces exigences. « Il ne faut pas, disaient-ils, écouter la voix de la populace quand elle demande que l’on absolve un coupable ou que l’on condamne un innocent. »

On dirait vraiment que le peuple éprouvât le besoin de se justifier à ses yeux de sa cruauté en chargeant les chrétiens des crimes les plus odieux. Il ne prit pas beaucoup de peine et ne se mit pas en frais d’imagination pour les inventer. Il y avait alors, comme aujourd’hui, tout un répertoire d’accusations banales, à l’usage de tous les partis, au service de toutes les haines, qu’on répétait depuis des siècles sans qu’elles se fussent jamais discréditées. C’est ainsi que, pendant toute l’antiquité, on a reproché la vénalité aux hommes d’état ou la trahison aux généraux malheureux, et qu’on a prétendu que les philosophes étaient des impies et les savans des magiciens. Ce furent des accusations de ce genre qu’on tourna contre les chrétiens, après les avoir employées contre beaucoup d’autres. On les appela des athées : ce nom était celui qu’on donnait à tous ceux qui refusaient de reconnaître les dieux officiels. On raconta que, dans leurs agapes, où ils assistaient avec leurs mères et leurs sœurs, les lumières s’éteignaient à un signal convenu, et que des adultères ou des incestes se commettaient dans l’ombre : cinq siècles auparavant, on avait reproché le même crime aux fanatiques réunis pour célébrer les bacchanales. Enfin on prétendit que les chrétiens avaient coutume de couper un enfant par morceaux et de le donner à dévorer à tous ceux qu’ils admettaient à leurs mystères : c’était encore une vieille fable et fort souvent employée. Il n’y avait guère de magicien qui n’eût à s’en défendre, et Salluste raconte gravement la même histoire de Catilina et de ses complices. Ce qui est vraiment incroyable, c’est que ces accusations, tant de fois renouvelées, tant de fois reconnues fausses, n’ont jamais perdu leur crédit. On n’était pas choqué de leur invraisemblance, on n’avait pas besoin de preuves pour y croire. Un simple bruit, inventé par la haine, accueilli par la sottise, propagé par la malveillance, suffisait pour qu’on ajoutât foi aux forfaits les plus abominables, et si par hasard les esclaves de quelque maison chrétienne, menacés de la torture ou gagnés par les ennemis de leurs maîtres, avouaient qu’ils étaient coupables, il y avait alors dans la populace d’incroyables explosions de colère. Les chrétiens,