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crime. C’était donc le commencement naturel de l’affaire, et il convenait de l’entamer par là : on avait l’avantage, en agissant ainsi, de donner un fondement solide à une accusation incertaine. Tacite ajoute qu’à la vérité on ne put pas prouver qu’ils étaient les auteurs de l’incendie, peut-être même ne prit-on pas beaucoup de peine pour essayer de l’établir : les légistes habiles qui entouraient Néron savaient bien que ce serait une peine perdue et qu’on ne parviendrait pas à démontrer directement que les chrétiens étaient coupables. Il valait mieux essayer d’y arriver d’une manière détournée. La voie la plus sûre consistait à les rendre odieux à tout le monde et à les charger de tous les forfaits. Il suffisait de faire croire qu’ils étaient capables de tout pour qu’on soupçonnât, sans autre preuve, qu’ils pouvaient bien avoir mis le feu à Rome.

Les conséquences de cette première poursuite furent graves pour les chrétiens : d’abord elle les fit connaître de tout le monde ; ils passèrent subitement de l’ombre au grand jour. Après l’éclat des supplices terribles qu’on avait employés contre eux, ils ne pouvaient plus être ignorés ; il ne leur était plus permis de se dérober dans la foule obscure des quartiers populaires pour pratiquer leur culte en liberté, les yeux de tous étaient fixés sur eux. Désormais ils seront exposés aux colères des dévots, aux tracasseries de la police, aux soupçons de l’autorité. Toutes les fois qu’un magistrat zélé voudra exécuter les lois sur les cultes étrangers ou les réunions illicites, ils sont sûrs d’être atteints les premiers. De plus la persécution de Néron crée un précédent contre eux, et chez un peuple fidèle aux usages, observateur rigide des traditions, comme l’étaient les Romains, un précédent légitime tout. Que de choses chez eux se sont toujours faites parce qu’elles s’étaient faites une fois ! Dans ces pays conservateurs, qui vont par habitude, une première impulsion décide souvent de tout le reste. Il est vrai que Néron était un prince odieux, qu’il laissait une mémoire détestée, et qu’on pouvait espérer que son exemple ne servirait pas de règle à ses successeurs ; mais, par une fatalité que Tertullien déplore, de toutes les institutions de ce prince, celle-là seule lui survécut, permansit erasis omnibus hoc solum institutum neronianum, et elle finit par devenir la loi de l’empire.

Pour qu’elle le soit si aisément devenue, il faut qu’elle ait rencontré des circonstances favorables et un terrain préparé. Dans l’entreprise violente que les empereurs tentaient contre la religion nouvelle, ils ont été encouragés par tout le monde ; ils n’étaient jamais plus populaires et plus approuvés que quand ils frappaient l’église. En réalité, ce ne sont pas les empereurs seuls, c’est toute la société païenne qui est coupable des persécutions. Le peuple les réclamait d’ordinaire avec emportement, et les honnêtes gens n’ont jamais