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n’aura d’autre fonction que de déclarer la vérité. Donnons quelques exemples : il s’agit d’établir un système de poids et mesures. La science déclare que le meilleur système, le plus rigoureux, le plus simple, est le système métrique : quoi de moins arbitraire ? Cependant il faut appliquer le système et le faire exécuter : c’est ici le rôle de la police ou du gouvernement ; fonction très inférieure. S’agit-il de salubrité publique ? Qui doit décider ? qui doit diriger ? Ce sera un conseil d’hygiène. Il déclarera ce que la science nous apprend relativement à ce qui est salubre ou insalubre : la police n’a qu’à surveiller l’exécution. De même des grands travaux publics, des fêtes publiques, de l’éducation ; tous ces objets qui sont le véritable objet du gouvernement, parce que tous se traduisent en effets utiles, doivent être jugés par les hommes compétens ; la politique doit leur être subordonnée. Dans la réalité il en est tout autrement : c’est la politique qui est la maîtresse, et les objets utiles qui sont subordonnés. Il y a beaucoup de justesse dans ces considérations. Cependant Saint-Simon se fait illusion lorsqu’il croit détruire par son système le gouvernementalisme. Lorsque l’industrie en effet aura remplacé ce qu’il appelle le gouvernement, ce sera elle qui sera le gouvernement. Or ce n’est pas là un fait inconnu dans l’histoire. Il y a eu de grandes compagnies industrielles qui ont été des gouvernemens. On ne voit pas qu’elles aient laissé un souvenir d’équité et de douceur supérieur à celui des autres autorités. Il y a eu peu de pouvoirs plus tyranniques que ceux de la compagnie des Indes, soit en France, soit en Angleterre. Il est vrai que ce pouvoir était exercé en pays étranger et sur peuples conquis, mais rien ne prouve qu’il serait plus doux s’il était exercé sur des compatriotes. Saint-Simon a raison de dire : « Qu’on juge où l’on pourrait atteindre si les hommes, cessant de se commander les uns aux autres, s’organisaient pour exercer sur la nature des effets combinés ! » Mais pour s’organiser ainsi, il faudra toujours qu’il y ait des hommes se commandant les uns aux autres : car nulle association sans discipline. Le gouvernementalisme reviendrait donc par le système même qui prétendait l’abolir.

Jusqu’ici la doctrine de Saint-Simon nous a paru surtout une sorte d’industrialisme, et, pour la distinguer des doctrines analogues, on pourrait la caractériser comme un industrialisme centralisateur. Mais nous n’y avons encore signalé aucune trace des deux caractères qui feront plus tard le succès, l’originalité et la ruine de l’école saint-simonienne : d’une part, le caractère philanthropique, humanitaire, populaire ; de l’autre, le caractère religieux. Cependant ces deux caractères n’ont pas été étrangers à la doctrine du maître, et ils ont signalé la dernière phase de ses idées ; celle qui