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d’action assez considérable. Aussi voit-on la formule primitive se modifier, et de dualiste devenir trinitaire. Entre les savans et les industriels, Saint-Simon continuera de nommer les artistes, et c’est cette formule trinitaire qui plus tard sera toujours celle de l’école.

Le troisième plan social de Saint-Simon est exposé dans le Système industriel. Sans entrer dans des détails fastidieux (que nous importent les différences entre des projets aussi inexécutables les uns que les autres !), signalons comme la principale de ces différences l’omission presque complète des savans et des lettrés dans ce nouveau plan, — et ce n’est pas, comme on pourrait le croire, un simple oubli qu’expliquerait la légèreté d’un esprit aventureux et mobile ; non, c’est volontairement et systématiquement qu’après avoir donné le pouvoir aux savans, Saint-Simon le leur enlève ensuite. Lui-même se fait l’objection, et il y répond d’une manière curieuse. C’est que « si malheureusement, dit-il, il s’établissait un ordre de choses dans lequel l’administration des affaires temporelles se trouvât placée dans les mains des savans, on verrait bientôt le corps scientifique se corrompre, et s’approprier les vices du clergé ; il deviendrait métaphysicien, astucieux et despote[1]. » Observation remarquable et en quelque sorte prophétique, par laquelle Saint-Simon semble condamner d’avance le caractère clérical et sacerdotal que prendra après lui sa propre école devenue église, et gouvernée, pour ne pas dire subjuguée, par un audacieux hiérophante.

Tous ces plans de réformes, par des combinaisons différentes, tendent tous au même but : organiser l’autocratie industrielle sous le patronage de la royauté.

C’est qu’en effet ce n’est pas contre la royauté, ni même en dehors d’elle, que Saint-Simon se propose de faire sa révolution. Ayant toujours devant les yeux le souvenir des communes du moyen âge et de leur alliance avec la royauté, c’est une alliance du même genre qu’il demande entre les industriels et les Bourbons. Deux intérêts doivent les rapprocher : la crainte des révolutions, la crainte de la guerre. Pour éviter les révolutions, la royauté doit se jeter dans les bras des industriels ; pour éviter la guerre, ceux-ci doivent se garantir des séductions du parti militaire, insidieusement uni au parti libéral, et se rallier au parti des Bourbons. Il invite le roi à se déclarer « le premier industriel du royaume, » et à consommer cette révolution par ordonnance royale. Le goût des saint-simoniens pour la dictature et pour le pouvoir absolu commence à se révéler très nettement dans les lettres de Saint-Simon adressées au roi. « Le progrès, dit-il, ne se fait que par deux moyens : les révolutions ou la dictature. Or la dictature

  1. Œuvres, t. XXI, p. 161.