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propriété amènerait un changement dans la juridiction. Toutes les affaires devenant industrielles ne ressortiraient plus qu’à des tribunaux spéciaux, à savoir aux tribunaux de commerce. Ces tribunaux, qui sont plutôt des arbitres que des juges, devaient se substituer peu à peu aux tribunaux ordinaires : par là, la classe industrielle prenait dans l’ordre civil la place des légistes, comme dans l’ordre politique la place de l’aristocratie militaire et territoriale.

Tel est le premier système d’organisation sociale proposé par Saint-Simon en 1818. On peut y remarquer ce double caractère qui a été aussi celui de l’école : d’une part, l’esprit de chimère qui caractérise l’utopiste, et de l’autre un sentiment singulièrement juste des tendances nouvelles de la société. Toutes réserves faites sur le droit de l’intervention légale dans le régime des travailleurs, et tout en faisant la part des exagérations d’un inventeur, il faut en effet reconnaître que ce premier plan n’était pas en désaccord avec les faits généraux qui caractérisent l’état social de notre temps. Depuis Saint-Simon, nous avons vu les banques foncières ou territoriales prendre un crédit de plus en plus grand ; nous avons vu aussi les tribunaux de commerce agrandir leur sphère et prendre plus d’extension au détriment de la justice civile. Un grand esprit, publiciste et économiste à la fois en même temps que jurisconsulte, Rossi, dans un travail mémorable sur les rapports du code civil et de l’économie politique[1], avait également remarqué que nos lois civiles, faites par des jurisconsultes qui ne connaissaient que la propriété immobilière, devaient être modifiées en tenant compte de l’immense développement de la propriété mobilière et industrielle. Cependant, chose étrange, après avoir émis ces vues importantes, moitié chimériques, moitié judicieuses et prophétiques, au lieu de les éclaircir, de les développer ou de les rectifier, d’en poursuivre les conséquences et l’application, Saint-Simon les abandonne absolument pour n’en plus parler. Essentiellement improvisateur, comme l’ont été du reste presque tous les saint-simoniens. il jetait au vent ses idées et souvent les oubliait après les avoir le plus aimées. Très fidèle dans ses idées fondamentales, il en variait sans cesse les applications. Soit par prudence, soit par légèreté, ces plans de mobilisation du sol et de révolution dans la propriété disparaissent de ses écrits pour reparaître plus tard transfigurés et agrandis dans les écrits d’Enfantin. Pour lui, il abandonne le but social pour ne plus s’attacher qu’au mécanisme gouvernemental, jusqu’au moment où sa doctrine, prenant encore un nouvel aspect, aspirera à devenir le point de départ d’une révolution morale et religieuse.

  1. Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques, t. II, 1839, p. 621.