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producteurs et des non-producteurs. Cette opposition est même exprimée quelquefois en termes si énergiques qu’elle serait aujourd’hui facilement taxée de socialisme. C’est ainsi par exemple que, cherchant de quels élémens doit se composer un sénat, Charles Comte disait, comme le fera plus tard Saint-Simon, qu’il faut les chercher « parmi les hommes qui augmentent le plus la richesse nationale,… parmi les agriculteurs, les fabricans, les négocians, les banquiers ; » mais qu’il fallait éviter « les hommes inutiles,… qui ne vivent que sur les produits d’autrui, fussent-ils barons ou marquis,… ceux qui, possédant des terres considérables, les abandonnent à des fermiers pour vivre oisifs dans les grandes villes. Dans ce cas, il faudrait admettre plutôt le fermier que le propriétaire[1]. » Le même auteur disait encore plus énergiquement dans un autre passage : « Il n’existe dans le monde que deux grands partis : celui des hommes qui veulent vivre du produit de leur travail ou de leurs propriétés, et celui des hommes qui veulent vivre sur le travail ou sur la propriété d’autrui : celui des agriculteurs, des manufacturiers, des commerçans, et celui des courtisans, des gens à place, des moines, des armées permanentes, des pirates et des mendians. » M. Ch. Dunoyer, en général plus modéré et d’un esprit plus calme et plus sûr, opposait cependant aussi aux industrieux ceux a qui vivent noblement, » et il employait, comme Saint-Simon, la comparaison des abeilles et des frelons[2].

il y a donc eu à l’origine une frappante analogie de vues entre Saint-Simon et les disciples de J.-B. Say, et il est très digne de remarque que le socialisme, qui s’est plus tard posé en adversaire déclaré de l’économie politique, n’en a été d’abord qu’une branche dissidente. Cependant, dès ces premiers temps, des différences notables qui allèrent toujours en s’accusant davantage, séparaient les idées de Saint-Simon de celles des économistes. Ceux-ci ne demandaient après tout pour l’industrie que la liberté, et ils réduisaient le gouvernement à son rôle de « producteur de sécurité. » Saint-Simon allait plus loin, il tendait, comme nous le verrons, à la constitution de la classe industrielle, à titre de classe privilégiée. Tandis que les uns réduisaient de plus en plus l’action gouvernementale, Saint-Simon au contraire faisait de l’industrie une fonction sociale et lui mettait entre les mains le gouvernement. Il faut remarquer en outre que le Censeur européen, dans sa guerre aux non-producteurs, entendait surtout combattre deux choses : le militarisme et le fonctionnarisme. Dans Saint-Simon, l’opposition

  1. Censeur européen, t. II, p. 38 (1817). — De l’Organisation sociale, etc.
  2. Ch. Dunoyer (Œuvres, t. II. — Notices, p. 43, 44).