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écrit lui-même, ce qui du reste est très difficile à constater[1], mais encore tout ce qui avait été publié sous sa direction et fait par conséquent partie de son œuvre, par exemple les Opinions littéraires et philosophiques, où rien n’est de sa main, mais où se trouve une exposition large et élégante de ses principales idées. Comme les plus vieux philosophes de l’antiquité, Saint-Simon est un nom et un mythe qui embrasse plusieurs personnes diverses, les unes dont il a emprunté la plume en leur suggérant ses idées, les autres dont il empruntait les idées en fournissant la plume : il s’appelait légion. Comme Pythagore, on ne sait au juste ce qui lui appartient en propre dans sa doctrine, sauf le souffle inspirateur ; mais par cela seul il a mérité d’être la raison sociale de ses collaborateurs : les plus grands, les plus célèbres, Augustin Thierry et Auguste Comte, ne sont encore que lui-même tant qu’ils ont écrit sous sa direction. Ils n’ont eu de personnalité, et n’ont droit à leur propre nom que lorsqu’ils l’ont eu quitté.

Malgré ce qui peut manquer à l’édition nouvelle pour satisfaire la curiosité de l’érudit, reconnaissons que ce qui est publié constitue la partie la plus notable de l’œuvre de Saint-Simon, œuvre presque ignorée, et fournit amplement de quoi nous former aujourd’hui une idée complète et fidèle de la philosophie sociale de ce réformateur, et lui restituer sa véritable part, trop confondue dans les additions et exagérations de son école. Autre chose est la doctrine de Saint-Simon, autre chose est le saint-simonisme. C’est cette philosophie sociale de Saint-Simon que nous essaierons de dégager dans les pages qui suivent, avec la même fidélité et le même désintéressement que s’il s’agissait d’une philosophie du moyen âge ou de l’antiquité.


I

En 1817, époque où Saint-Simon a publié ses premiers écrits de réforme sociale, il n’y avait que deux écoles en présence : d’un côté, l’école aristocratique et théocratique, l’école de Bonald, De Maistre, l’abbé de Lamennais, de l’autre, l’école libérale et philosophique, celle de Benjamin Constant, des écrivains de la Minerve. La première défendait la société de l’ancien régime et du moyen âge ; la seconde, le XVIIIe siècle et la révolution. Pour les uns, la société la meilleure et la plus parfaite est celle qui est fondée sur la

  1. Par exemple, les Lettres à un Américain (t. II de Saint-Simon, XVIII de la collection) sont données par l’éditeur comme de Saint-Simon, tandis que M. Charles Dunoyer, très en mesure d’être bien informé, nous apprend qu’elles sont l’œuvre de M. Magnien, professeur de philosophie (Œuvres de Ch. Dunoyer, t. II, Notice d’économie sociale, p. 184).