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restauration de l’ancien fédéralisme serait encore supportable pour quiconque n’a pas été délégué comme moi à la diète fédérale de Francfort. »

L’extrême modestie avec laquelle M. de Bismarck parlait de cet empire allemand qu’il a créé, les inquiétudes qu’il semblait éprouver pour son avenir, étaient propres à frapper, à émouvoir les esprits. Dans le fond, il n’était pas aussi inquiet qu’il voulait le paraître, et les craintes qu’il témoignait n’étaient qu’un artifice oratoire. Le 22 novembre 1875, M. de Bismarck cherchait à persuader au Reichstag de voter un nouvel impôt sur la bière qui, selon lui, non-seulement était nécessaire au trésor, mais devait par surcroît rendre la bière meilleure. A ceux qui lui disaient. « Au lieu de nous proposer une mesure impopulaire, que ne nous apportez-vous un projet de réforme générale de l’impôt ? — il répondait : — Plus tard, quand l’empire sera mieux assis et mieux portant, nous ferons toutes les réformes qui vous plairont ; pour le moment, nous vous demandons de l’argent et non des conseils, et surtout parlez bas, nous sommes dans la chambre d’un malade.

Quoi qu’il en dise, M. de Bismarck a foi plus que personne en la vitalité, en la robuste constitution de l’empire allemand. Il l’a bâti à ciment et à chaux, il le sait capable de braver tous les chocs, de résister à tous les accidens et à toutes les épreuves. Ce qui le prouve mieux que tout le reste, c’est la grande expérience économique, la gigantesque opération financière qu’il médite, entreprise aussi effrayante qu’une réforme radicale de l’impôt. Il a résolu de faire racheter par l’empire les 25,000 kilomètres de voies ferrées qui sillonnent l’Allemagne dans tous les sens, et dont le prix d’achat s’élèvera, au témoignage de certains experts, à 5 milliards de marks, selon les autres à près de 9 milliards, c’est-à-dire à plus du double de l’indemnité de guerre française. Ce colossal projet lui est, assure-t-on, particulièrement cher. Il ne souffre à ce sujet aucune contradiction, il surmontera ou brisera tous les obstacles, il poussera sa pointe jusqu’au bout : sic volo, sic jubeo.

Le chancelier de l’empire allemand est l’homme d’état le plus entendu dans l’art de tenir un peuple en haleine. Il ne dort guère et n’aime pas que les autres dorment ; ses secrétaires ne le savent que trop, il se plaît « à tuer le sommeil. » Le nouveau dessein qu’il a conçu occupe, préoccupe, agite toute l’Allemagne ; elle se passionne pour ou contre. L’Herzégovine, le Kulturkampf lui-même, se trouvent relégués à l’arrière-plan. Les uns approuvent et applaudissent avec enthousiasme, d’autres font leurs réserves, demandent à réfléchir, tournent avec devance autour a d’un bloc enfariné qui ne leur dit rien qui vaille. » Ceux qui applaudissent font plus de bruit, ceux qui se défient sont peut-être plus nombreux.

Les imaginations germaniques font carême aujourd’hui, elles jeûnent au pain et à l’eau, elles traversent une phase de dégrisement et de résipiscence ; elles ont perdu pour un temps le goût des grandes