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Osip a généralement surpris ; on a discuté ses vertus, qui ont paru plus grandes que sa condition, son dévoûment, qui a paru plus héroïque que la nature ne le permet ; cependant tout ce que nous savons de la Russie, tout ce que nous en ont appris les voyageurs qui l’ont visitée, ses poètes et ses conteurs, nous oblige à croire non-seulement que ce caractère est possible, mais qu’il existe en toute réalité. Voilà bien cette résignation triste, douce et grave qu’on nous a décrite comme propre au paysan russe, cette humilité sans bassesse qui fait le fonds du caractère national, cette obéissance passive et cette fidélité à toute épreuve que l’on admire dans la discipline des armées du tsar, ces instincts mystiques qui sont l’originalité la plus saillante du génie populaire slave. Ce sont là de sérieuses et précieuses vertus ; d’où sortent-elles cependant ? Cette résignation est le fruit de la tyrannie, cette humilité est le fruit de l’inégalité, cette fidélité a pris ses racines dans les habitudes du servage. Eh ! mais, pour ceux qui s’intéressent avant tout à la dignité de l’âme humaine, c’est une question que de savoir si une contrainte sociale qui peut donner naissance à de telles vertus et sous la pression de laquelle un cocher Osip peut arriver au degré d’élévation noble d’où nous le voyons comme planer au-dessus des autres personnages, dominant de toute la distance qui sépare la terre du ciel leurs caractères, leurs passions et leurs intérêts, n’est pas après tout aussi bienfaisante qu’une liberté qui ne laisserait l’homme maître de lui-même que pour se rapetisser à son gré, et pour s’isoler dans le culte exclusif de ses intérêts ou de ses plaisirs.

En tout cas, il y a une chose qui ne peut faire question, c’est que l’impression qui résulte des Danicheff est absolument morale et saine. Ainsi, parmi les pièces qui se jouent pour l’heure sûr les théâtres de Paris, il y en a une qui donne un enseignement irréprochable, et c’est celle qui nous présente le spectacle d’une société dominée par la contrainte. S’il n’y a pas là de quoi convaincre, il y a peut-être de quoi faire rêver un instant quelques-uns de ceux-là même qui ne veulent pas être convaincus. Non-seulement l’auteur a atteint le but qu’il cherchait, mais il en a atteint un second qu’il ne cherchait pas. Il a voulu faire un plaidoyer en faveur d’une transformation de la société russe, et, en même temps qu’il y réussissait, il a présenté la justification même des institutions condamnées, en sorte que si, comme on le dit, il appartient à la Russie par ses origines, il se trouve avoir fait du même coup œuvre de libéral et œuvre de patriote.


EMILE MONTEGUT.