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Germains qu’il a voulu établir ; il n’a pu se proposer de faire honte aux vices de notre vieille société avec les vertus de la jeune Amérique, car ce qu’il nous en montre n’est rien moins que digne d’imitation et d’envie, L’étrangère, mistress Clarkson, est voleuse, empoisonneuse, adultère, homicide, et quant à son mari le Yankee, audacieux entrepreneur d’affaires à tout risque, assez bestialement charnel pour poursuivre encore de son amour une femme qui l’a quitté subrepticement dès le jour du mariage en enlevant sa caisse, c’est bien le plus singulier vengeur que la morale ait jamais pu trouver. M. Dumas a-t-il au contraire voulu exprimer cette pensée très vraie que le mal est châtié par le mal même, et a-t-il employé ses deux Américains comme deux instrument adéquats à cette triste besogne ? Mais, s’il n’a pas eu d’autre pensée que celle-là, pourquoi aller chercher si loin ses instrumens de vengeance sociale ? des Européens quelconques, voire de simples Français y suffisaient. N’est-ce enfin qu’une fantaisie de l’auteur, et a-t-il voulu seulement utiliser deux types qu’il avait rencontrés et étudiés ? Nous le croirions volontiers, n’étaient les visées philosophiques de l’auteur, qui nous mettent en défiance contre cette hypothèse trop simple pour être vraie, et qui nous font soupçonner une intention plus cachée. Eh bien ! ici encore, si la pensée reste confuse et obscure, l’effet est puissant et par éclairs presque grandiose, Sans qu’on puisse s’en expliquer nettement la raison. Qui nous dira par exemple pourquoi, devant cette apparition de l’esclave américaine émancipée par la volonté du vide, nous n’avons cessé d’être hanté par le souvenir des derniers siècles de la civilisation romaine, pourquoi nous avons revu passer sous nos yeux tous ses agens de sensualité et de meurtre, ses Canidies et ses Locustes, vendeuses de philtres érotiques et donneuses de coupes empoisonnées, ses magiciennes venues, comme l’étrangère, de lointains pays, ses évocations de fantômes homicides et souillés de sang ? Est-ce seulement à l’habileté du jeu de la jeune actrice chargée d’interpréter le rôle de mistress Clarkson que nous devons cette impression ? est-ce parce que son corps presque aérien et sa voix lente et chuchotante comme celle des mânes en font une réalisation parfaite de quelqu’un de ces fantômes mêlés au monde visible, qu’Apollonius de Thyane savait, dit-on, reconnaître ? Non, l’impression est plus profonde, et l’effet vient de plus foin ; il résulte de l’ensemble du drame, qui dans sa confusion et par sa confusion même, présente, sous ses formes bourgeoises et sa réalité triviale, le spectacle menaçant, presque apocalyptique, d’une humanité en décadence. Une vieille société corrompue, ouverte de toutes parts aux vers du sépulcre, ne conservant de ses vertus que des lambeaux de politesse et d’élégance, n’ayant plus d’attachement que pour ses vices et impuissante à les satisfaire, une jeune société sans virginité d’âme, brutale sans candeur quand elle sert la vertu, homicide sans remords quand