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faveur ; parens, amis et simples connaissances poussent à sa ruine en toute conscience, et, à l’instar des anciennes vestales des cirques romains, prononcent sa condamnation le pouce renversé. C’est un homme bon à tuer, voilà le sens de toutes leurs paroles depuis la première scène du drame, et ce verdict, l’auteur l’exécute avec une rigueur qui unit par révolter. Eh bien ! de même que cette conclusion suffit pour nous révéler le tempérament dramatique de M. Dumas, elle suffit pour nous révéler aussi sa morale, qui n’est pas fausse en principe, mais qui frappe d’ordinaire à faux parce qu’elle est à peu près toujours sans proportion. Ici sa morale dépasse le but et rejoint l’immoralité à force d’exagération. M. Dumas ne s’est pas aperçu que pour que cette sévérité eût un caractère de véritable justice sociale, il fallait que l’épouse de cet indigne mari fût son antithèse vivante, que ce fût une personne digne de toute l’estime et de tout le respect qu’on retire au duc de Septmonts, d’un caractère noble, d’un cœur vertueux, d’une âme sainte, ici toutes ces épithètes sont parfaitement à leur place. Or je crains fort que la duchesse de Septmonts ne laisse quelque peu à désirer pour être digne de l’intérêt que lui témoignent tous les personnages. Elle méprise, et justement, le duc de Septmonts ; pourquoi l’a-t-elle épousé ? Ce n’est pas l’autorité paternelle qui a pu agir beaucoup sur elle, car il lui était facile d’avoir raison d’un père aussi faible que le sien. Qu’elle avoue donc que sa vanité a été plus forte que son amour, que le titre de duchesse l’a éblouie, et qu’elle en a oublié son Gérard jusqu’au moment où elle s’est aperçue qu’un titre ne suffit pas pour créer le bonheur. Et n’est-il pas vrai aussi qu’elle est maintenant possédée d’un désir adultère, qu’à la lueur de ce désir son odieux mari lui apparaît comme un obstacle qu’il faudra franchir ou briser, que son amour pour Gérard, tout explicable qu’il soit, est complice d’un assassinat nécessaire, et qu’il n’y a pas de théologien, quelque autorisé qu’il se prétende, qui puisse absoudre un tel état d’âme ? Pour que l’atroce dénoûment de l’Étrangère fût moral, il faudrait qu’il y eût proportion entre la vengeance et la personne vengée. Nous demandions une femme vraiment noble, et ce n’est qu’une péronnelle sentimentale que nous présente M. Dumas. La morale véritable, celle qui ne s’enseigne pas par des formules, mais se révèle par le tact, n’admettra jamais qu’un tel caractère vaille d’être vengé avec cet excès de rigueur.

Cette morale est sans proportions, je crains fort aussi qu’elle ne soit incertaine, c’est-à-dire que M. Dumas ne sache pas bien au juste ce qu’il a voulu condamner. « Il faut frapper l’oisif, » disait-il récemment à un de ses collègues de l’Académie qui lui faisait compliment sur son succès. C’est donc l’oisif que M. Dumas a voulu frapper ; vous en étiez-vous doutés ? Moi, j’avais cru naïvement que c’était le vibrion, pour lequel en effet il n’est pas de pardon possible ni sur la terre ni dans le