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d’élémens et de méthodes ; il doit nécessairement se conformer à son modèle, et comme ce modèle est démocratique, il est fatalement réaliste, car qui dit réalisme dit démocratie dans l’art. La démocratie allant toujours en détendant et en s’affermissant, le réalisme littéraire et dramatique persiste en conséquence, et, comme l’ère des réactions semble maintenant close dans la société, il est improbable que nous en voyions aucune bien sérieuse se produire au théâtre ; d’où naîtrait-elle et sur quoi s’appuierait-elle, n’étant ni préparée ni sollicitée par l’esprit public ? Il faut donc prendre notre parti de ce théâtre comme nous avons pris notre parti de la république, sans compter sur le coup d’état d’un génie inconnu non plus que sur un miracle de la Providence pour nous délivrer de l’un et nous faire sortir de l’autre. Ni ce coup d’état, ni ce miracle, ne sont dans la nature des choses actuelles.

Je ne m’étonnerai pas davantage de cette trop grande abondance de caractères vicieux et d’âmes perverses dont le théâtre contemporain nous présente la peinture, non plus que de ces situations vigoureusement équivoques où il aime à placer ses personnages. La vraie morale en gémit souvent en dépit des prédications à intentions vertueuses de nos auteurs en vogue, mais c’est encore la démocratie qui le veut ainsi, et cela vaut la peine d’être expliqué. La nécessité des contrastes est une des lois les plus essentielles, peut-être la plus essentielle du théâtre ; or, de tous les contrastes possibles, les plus simples, les mieux accusés, les plus dramatiques sont ceux qui se tirent de la différence et de l’inégalité des conditions. En voulez-vous une preuve que vous puissiez vérifier dès ce soir même ? allez à l’Odéon assister à une représentation de ces Danicheff, qui vous transportent dans une société fortement hiérarchisée, et vous verrez comme le drame découle tout naturellement de cette loi des contrastes. Certes l’auteur est loin de posséder le talent de M. Augier ou de M. Dumas ; mais il a pu s’en passer, et pour nous toucher il n’a eu qu’à mettre en présence ses personnages, la hautaine comtesse, Osip le cocher, Anna, l’orpheline serve, élevée par bienveillance au foyer aristocratique. Toutes les situations sont émouvantes parce qu’elles naissent spontanément du jaillissement de la nature sous la pression de cette fatalité des conditions inégales ; tous les personnages, jusqu’aux plus petits, jusqu’au pope, forcé d’obéir en dépit de la loi divine qu’il est chargé d’enseigner, jusqu’au juif Zacharoff, forcé de ramper sous la loi sociale en dépit de ses richesses, sont dramatiques pour la même raison, sans que l’auteur ait eu besoin d’appeler à son aide les ressources de la psychologie. Si tout ce qui précède est vrai, où prendre les contrastes dans une société démocratique, où tous sont égaux, et où il n’y a d’autre hiérarchie que la hiérarchie mobile et peu respectée de fonctions passagères ? Dans l’opposition des personnes de vieille naissance avec les parvenus du mérite et du travail,