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Quelle est, selon M. Spencer, l’origine du totémisme ? Primitivement les hommes furent désignés par les noms de certains animaux ou de certains objets auxquels leurs qualités physiques ou morales les faisaient ressembler. La même tendance aux sobriquets expressifs se retrouve chez les enfans et les gens du peuple : preuve qu’elle dut exister chez l’humanité naissante. L’homme rude, et grossier, on l’appellera l’ours, tel rusé compère devient le vieux renard, tel autre, prudent, cauteleux, taciturne, sera le serpent. Les sobriquets peuvent être tirés des arbres et des plantes : celui-ci, dont les cheveux sont rouges, ses camarades ne lui donnent bientôt plus d’autre nom que la carotte, celui-là, d’une force à défier tous les assauts, n’est rien moins qu’un chêne. Il est clair que la plupart de ces surnoms, répondant à des qualités toutes personnelles, durent changer d’une génération à l’autre ; il put arriver néanmoins que les enfans d’un chef redoutable et puissant aient trouvé honneur ou profit à s’appeler comme lui. Son féroce courage l’avait fait surnommer le loup, ses fils et ses petits-fils héritent de ce nom glorieux et du prestige qui s’y rattache ; plus tard la famille devient tribu : c’est la tribu des loups. Il n’est pas même nécessaire pour se transmettre que le sobriquet soit honorifique : il peut être méprisant, et par l’usage passer de génération en génération aux descendans les plus éloignés de celui qui l’a seul mérité. Ainsi s’expliquent les désignations souvent bizarres que se donnent à elles-mêmes certaines tribus sauvages. On trouve par exemple dans les régions de l’Amazone les tribus des Tortues, des Diables, des Canards, des Étoiles.

Une des croyances les plus essentielles à l’humanité, c’est que quelque chose de l’homme survit à son corps, et qu’on peut, par prières, offrandes, sacrifices, se concilier cet esprit devenu plus puissant dans ses nouvelles conditions d’existence. D’un autre côté, le langage primitif est tout concret, il ne contient guère que des mots qui désignent des êtres individuels et actuellement sensibles. On n’a pas encore appris à détacher le nom de la chose nommée, à le considérer à part : pour l’intelligence grossière du sauvage, ils s’impliquent l’un l’autre indissolublement. A mesure donc que se perd le souvenir de l’ancêtre qui a donné son nom à la famille, puis à la peuplade, se manifeste une tendance croissante à reporter vers l’animal qui suggéra le sobriquet originel, le culte dont l’âme du chef fut primitivement l’unique objet. Le loup, guerrier puissant, vient de mourir, ses enfans, qui l’ont connu, invoquent et adorent son esprit, ils savent bien à qui s’adressent leurs hommages ; ses petits-enfans le savent encore, mais dès la troisième ou quatrième génération la mémoire du héros est abolie, le nom seul a survécu. L’habitude d’adorer le loup persiste : quel loup sinon l’animal fauve, hurlant, rapide, que chacun désigne par ce nom, le loup que les